Peter Wächtler
avant / après
Né en 1979 à Hanovre, Allemagne. Vit et travaille entre Bruxelles et Berlin.
Remerciements aux galeries dépendance, Bruxelles; Reena Spaulings Fine Art, New York, Los Angeles et Lars Friedrich, Berlin; la Collection Ringier, Zurich, le MHKA, Anvers et la Maison de Rhénanie-Palatinat, Centre franco-allemand en Bourgogne-Franche-Comté
Aucun état d’esprit, aucune méthode ni aucun médium ne saurait rendre compte de l’éclectisme des personnages qui peuplent les études narratives de Peter Wächtler. Éparpillés en tous sens, ces personnages sont souvent réunis en gangs, en séries ou en groupes ; tout comme les objets et les lieux auxquels ils se confrontent ou qu’ils occupent, ils se matérialisent sous des formes toujours changeantes. Qu’il s’agisse de sculptures en bronze, en céramique, en argile ou en papier mâché, de peintures sur celluloïde, sur calcaire ou sur bois, de films d’animation ou en prise de vue réelle, d’une multitude de nouvelles, de poèmes ou d’entrées de journaux intimes, ces mutations semblent laisser croire que ces œuvres proviennent en réalité d’une kyrielle d’auteurs insaisissables qui apparaissent et disparaissent à leur gré.
Ce qui unit ces personnages dans un groupe aussi hétéroclite, c’est le sentiment confus de familiarité qui s’en dégage. Ils traînent avec eux le spectre de toutes les fables, fantasmes, films et récits populaires qu’ils ont autrefois animés (ainsi que les émotions stéréotypées qui en découlent) pour mieux les projeter dans notre réalité – provoquant chez nous un marécage de souvenirs, et chez eux un véritable dilemme existentiel. Lorsque leur raison d’être s’évanouit, une question surgit : « Qu’est-ce que c’était que ça ? » Des interrogations relatives à la communication et au sens viennent alors combler ce vide, comme si la répétition incessante de ces récits encourageait l’illusion selon laquelle aucun sens véritable ne peut jamais être généré par eux ou échangé entre eux. Plus ils y réfléchissent, et plus ils s’en détachent.
Ainsi, lorsqu’à l’hiver 2016 apparaît à Chicago une bande de personnages enjoués, dessinés à grands traits sur une série de boîtes en contreplaqué arrivant à hauteur des genoux, on réalise très vite qu’ils tentent en fait de s’échapper, trop conscients qu’ils sont de devoir modéliser un énième récit sentimental1. Icônes de la sous-culture anglaise de la classe ouvrière d’après-guerre, ces « Teddy Boys » ont longtemps incarné le cool grâce à leur style distinctif : manteaux en drap, gilets de costume, peignes de poche et coupes de cheveux banane, pensant avoir trouvé, dans la mode de l’aristocratie édouardienne au début du XXe siècle, le modèle d’une vie captivante qui, à défaut d’être vécue, pouvait du moins être simulée. Bien que la fin des années 50 ait marqué la quasi-disparition des Teddy Boys, leur esprit a perduré : il a voyagé jusqu’aux États-Unis, où il a pris des formes locales (Elvis, James Dean), puis il s’est répandu dans le monde entier jusqu’à incarner l’identité sur laquelle se sont construits tous les récits génériques inspirés des « crises sociales d’après-guerre » à la West Side Story (un film qui, ironiquement, recycle tous les clichés liés aux classes laborieuses). Cet esprit survit jusqu’en 2016, où on le retrouve dans tous les cafés, bars et magasins de vélos envahis par des moustachus et autres rockabilly discutant, comme attendu, de part et d’autre d’un comptoir.
Esquissés à l’extérieur comme à l’intérieur de quatre boîtes, les Teddy Boys de Wächtler prennent la pose dans des scènes remaniées et parfois oubliées qui s’inspirent de deux films – l’adaptation cinématographique de West Side Story en 1961, et celle de Love Story en 1970, un film qui joue lui aussi sans scrupules sur les stéréotypes de classe et les rêves d’évasion qu’ils provoquent2. Ces boîtes se lisent comme des bobines d’images déconstruites figurant les « meilleures scènes » dans ce qu’elles ont de plus générique : l’espionnage de la bande rivale depuis les combles, l’enterrement, le baiser, la conversation au lit, la visite médicale. Mais l’apparition dans certaines scènes de personnages quotidiens grimés en Teddy Boy, par exemple un médecin, suggère l’existence d’un système inéluctable. Tout est Teddy Boy. Un détour innocent et hyper-stylisé sur le chemin de la réalisation de soi s’achève dans un cul-de-sac d’indifférence. Cernés de toutes parts, les Teddy semblent être rattrapés par quatre tours d’habitation sociale en bronze tout droit surgies des années 50 et dont la masse formidable à l’horizon vient leur rappeler la difficulté d’échapper à leurs origines modestes3.
Depuis, la surproduction stylisée des Teddy Boys a déferlé dans la fiction comme dans la réalité, et les divers produits culturels qui recyclent ces personnages reproduisent invariablement le même comportement. Ainsi le film West Side Story a-t-il pu se parer d’un vernis intellectuel grâce à la réputation de son réalisateur et de son compositeur. Se présentant comme un film réalisé par des personnalités éduquées et destiné à un public similaire, il a été perçu non seulement comme un conte sentimental suscitant la compassion envers les pauvres, mais aussi comme un outil critique permettant de les observer sous un angle anthropologique4. Aujourd’hui, les boîtes de Wächtler et leur contexte de monstration reflètent probablement un schéma similaire : d’abord réchauffés et ressuscités grâce à l’attention et au style d’un artiste, les personnages d’une fiction sont ensuite refroidis par les frissons de « l’art contemporain » et ses espaces d’exposition avant de finir totalement congelés sous le poids de leur propre analyse critique.
Par chance, ces boîtes sont protégées par une couche de sentimentalisme exagéré qui les rendent imperméables à tout refroidissement institutionnel. En premier lieu, ce ne sont pas de simples boîtes – ce sont des coffres à jouets, un type de contenant où l’on stocke les sentiments. Peut-être les Teddy Boys ont-ils inconsciemment reproduit les corvées de « rangement » de leur enfance en rationalisant leurs identités non seulement d’un point de vue historique mais aussi intime, grâce à un objet commun rempli de peluches et qui, au risque d’en faire trop, est désigné à la fois en anglais britannique (« chest », la poitrine) et en anglais américain (« trunk », le tronc) par la partie du corps qui abrite le cœur. Ce retour intérieur – cette quête perpétuelle des personnages de Wächtler – est ici stylisé tel un roman noir : dans l’angle inférieur droit d’un des coffres, un personnage en forme de nounours scrute l’intérieur d’un bâtiment-conteneur caverneux afin d’espionner ses « rivaux », répondant ainsi à notre propre désir d’en soulever le couvercle et d’y jeter un œil.
Dans l’œuvre de Wächtler, les animaux se regardent métaphoriquement le nombril tout en songeant au passé. S’ils gardent un lien ténu avec l’histoire de leur animation, celle-ci n’est plus qu’un souvenir à moitié refoulé5. Rien ne permet donc de les relier à des animations immédiatement reconnaissables, mais ils en conservent toutefois l’apparence générale et les stigmates de corps épuisés jusqu’à la lie. L’un des plus ballotés, l’ours déguisé en marin Orso (2019), semble perpétuellement se demander s’il descend de Winnie, de Yogi, de Paddington ou d’un élu de la ville de Berlin ou de l’État de Californie.
Ces animaux forment un syndicat prolétaire dont le rapport au travail, au divertissement et à la représentation s’est brisé. Nombre d’entre eux ont été doublement usés jusqu’à la corde, dans l’animation comme dans la réalité quotidienne du monde humain. Les chiens de chasse, avant de sombrer ici dans des marais ou de s’effondrer en plis de cuir (Untitled (dogs), 2015 ; Untitled, 2017), furent d’abord utilisés pour traquer les humains grâce à leur odeur (une allégorie qui colle parfaitement à l’animation6), tandis que la loutre sert aujourd’hui encore d’emblème à l’ouvrier en bleu de travail. Sans compter ceux qui ont été écorchés et débarrassés de leur fourrure, certains animaux prennent l’air résigné ; d’autres se cachent.
Les taupes sont sur le point de se retirer dans les interstices de leurs fauteuils tandis que la chauve-souris se réfugie à l’intérieur d’elle-même d’un geste d’excuse et de retrait juste assez vigoureux pour lui permettre de remplir ses dernières obligations professionnelles. Il semble ainsi évident de retrouver la racine des mots « animation » et « animaux », anima – insuffler la vie – au fondement d’une telle déflation. Mais – ah ! Voilà le médecin – cet artiste, ce réalisateur ou ce conteur, tous prêts à les réanimer et à les défibriller pour une dernière étreinte sentimentale.
De la défaite à la résistance, il n’y a qu’un pas. Si la loutre était autrefois une mascotte universitaire chargée d’accompagner l’équipe locale vers la victoire, elle symbolise aujourd’hui une forme d’opposition. Son costume ne correspond plus à son regard, qui s’est éteint, et elle semble réfléchir à la question rhétorique qui s’affaisse à l’arrière de son pull siglé d’une université prestigieuse : Y ? (« why » – « pourquoi ? ») Son esprit est revenu récemment hanter une série de murs de scène étayés, tel Auditorium (2024). Parfaitement renforcés à l’arrière, ces murs présentent un extérieur expressif, presque assuré. Leurs surfaces sont recouvertes de couches épaisses, un peu comme de la fourrure – ou comme les murs d’une cuisine repeinte par le propriétaire d’un meublé et qui aurait recouvert toutes les couches de peinture précédentes, les traces d’humidité, la poussière, les poches d’air, les câbles, les prises électriques et les fissures structurelles des décennies passées. Ce qui, associé aux traces de doigts, ajoute à leur résilience.
Face à la vanité d’un monde de l’art qui préférerait que les choses soient lisses et sérieuses, en particulier les murs, ces empreintes enfantines dédramatisent l’œuvre et donnent un sentiment de rédemption tant pour l’artiste, cette mascotte de la culture, que pour le public, ce prisonnier d’un système qui l’infantilise nécessairement.
Les problèmes de communication interne et externe de deux figures ermites s’ouvrent (et se referment) dans les films muets Untitled (clouds) (2018) et Untitled (Vampire) (2019). Dans le premier, qui prend la forme d’une animation numérique, un dragon solitaire, perché en hauteur, surplombe un village planté sur un terrain vague dénué de tout autre élément. Il se plaint de n’être pas tenu au courant des derniers potins du village – personne ne lui a parlé de la chute du Thunderdome (le club ? un empire ?) – mais il pratique néanmoins le langage codé du coin, affirmant que « le chien est dans la niche » sans jamais bien comprendre pourquoi « les sardines sont sur la table ».
Le deuxième film, tourné en prise de vue réelle, suit un vampire qui, à l’instar du dragon, observe une ville de loin et ne parvient pas, malgré la meilleure volonté du monde, à mourir. Ses journées monotones consistent à dormir dans sa crypte, à converser avec un moine et à écrire des lettres sans savoir qu’elles n’arriveront jamais à destination. Le silence impénétrable de ces films réaffirme leur blocage communicatif, de même que l’étouffement du moindre geste lié à la parole : les nouvelles qui parviennent au dragon sont cryptées, l’histoire racontée au moine est mise en sourdine, les lettres du vampire n’atteignent jamais leurs destinataires, une bouche est scellée par un baiser. Leur paranoïa atteint des sommets. Le dragon craint que les gens l’entendent parler dans son sommeil et se moquent de lui, et le vampire soupçonne son médecin d’avoir divulgué à tout le village les détails de sa précieuse couverture léopard.
Mais dans les deux films, le quatrième mur est brisé grâce à des choix esthétiques qui offrent des échappatoires. Les effets « spéciaux » analogiques utilisés ici ne sont ni high-tech ni illusoires mais analogiques et supercifiels – plus proches d’une toile de fond7. Le film en prise de vue réelle ne cache pas sa rigidité théâtrale : l’artiste se place dans le cadre comme s’il s’était attribué le rôle de jeune premier tandis que le reste du casting est composé d’amis à qui on pardonnera la raideur sculpturale. La suspension de l’illusion et l’instance d’une dramaturgie diaphane, voire lacunaire, sont récurrentes dans la pratique de Wächtler – dans le rendu de ses images comme dans la patine et la finition de ses sculptures, dans l’immédiateté franche et à la première personne de ses textes comme dans les thèmes mêmes de vulnérabilité, de codépendance et de désir d’acceptation qui imprègnent ses œuvres sans aucun complexe.
Le processus de création de Wächtler oscille entre deux extrêmes : d’un côté, une autonomie artistique qui se veut radicalement indépendante des conventions de l’art contemporain d’avant-garde, souvent perçues avec méfiance ; de l’autre, le refus d’abandonner le public ou de s’abstraire dans le néant pour préférer l’évocation du kitsch, du cliché et du banal en faisant ouvertement appel à l’empathie.
Les expositions de Wächtler, où se rejoignent les multiples facettes de sa pratique, rendent ce processus encore plus manifeste. Dans ces moments, les masques tombent. Les acteurs se rassemblent dans un esprit de coopération plus que de camaraderie ; chargés de leurs ombres historiques et armés pour affronter le futur, avec une forme de contrôle de soi que vient contredire une gestuelle prête à exploser, ils incluent le public dans leur dramaturgie. Ici, une éruption volcanique est imminente ; là, une tempête menace d’éclater. Mais chacun est à sa place. Les acteurs saluent d’une révérence ; la première rose leur est envoyée, et l’on finit par échouer sous un gigantesque mobile pour enfant, composé de stylos géants en forme de nuages qui viennent narguer le « syndrome de la page blanche ». Tandis que des rêves d’évasion gravitent autour d’un implacable pivot narratif, un énonciateur s’avance juste en dessous pour déterminer quel sens véritable y sera produit ou échangé.
— Matthew Hanson
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1. Ils apparaissent pour la première fois dans l’exposition de Peter Wächtler Secrets of a Trumpet, The Renaissance Society, Chicago, 7 février au 3 mars 2016.
2. Tous deux s’inspirent d’autres formes – une comédie musicale de Broadway et un roman – et tous deux reposent sur l’histoire de Roméo et Juliette. Les coffres de Wächtler perpétuent cet écho infini d’adaptations.
3. Ces blocs d’habitation, issus du « style international », ressemblent à des pots de fleurs conçus pour organiser l’agencement des climatiseurs et des machineries d’ascenseurs sur les toits. Leur hauteur permet de voir les « finitions » d’un idéal moderniste pensé pour loger plus de 2000 personnes à faibles revenus dans une économie d’unités.
4. West Side Story est réalisé par le metteur en scène multi-primé Robert Wise, tandis que la musique est signée par Leonard Bernstein, l’un des compositeurs les plus célèbres et respectés des États-Unis à cette époque.
5. Avec la création de Disney et de Warner Bros en 1923 et la propension de l’animation à jouer à la « comédie physique », les personnages d’animaux anthropomorphes testent leur physicalité jusqu’à l’extrême.
6. Dans leur ouvrage The Illusion of Life, publié en 1981 et aujourd’hui considéré comme un classique, Ollie Johnston et Frank Thomas, animateurs chez Disney, exposent les principes et les stratégies visant à maximiser l’engagement et la réponse empathique du public. Parmi les « 12 principes de l’animation », on retrouve des techniques telles que « l’écrasement et l’étirement » pour figurer la vitesse, la densité et la souplesse d’un corps. Des stratégies qui sont intensifiées, parfois jusqu’à l’abstraction, dans l’œuvre de Wächtler.
7. Les nuages qui s’épanouissent à l’arrière-plan du terrain vague du dragon et à l’horizon du vampire sont réalisés selon la technique analogique du « réservoir à nuages » : des flacons de couleur (ici, du lait et de la crème) sont diffusés dans un réservoir d’eau et d’eau salée dont les couches superposées forment un horizon dans lequel se déploient les couleurs.