Heji Shin
Blood Bath
Heji Shin, 1976 (Seoul). Vit entre New York & Berlin.
Entre l'art et la photographie de mode, l'œuvre d'Heji Shin se distingue depuis une dizaine d'années surtout par ce qui de son intériorité échappe, de façon obliquement consciente, et non sans ironie, à la volonté de juger, aux certitudes de l'époque, aux points de vue sur, à l'évaluation incessante des êtres et des choses, donc à la morale.
Apparemment attirée par ce qui polarise les opinions extrêmes, le dégoût comme le désir pour la célébrité, le pouvoir, la visibilité, le sexe ou la maternité, sa position dans l'art aujourd'hui est rare, car plongée tout entière dans l'époque d'un néolibéralisme décomplexé, où tout ce qui existe se réduit au calcul du bien et du mal, du vrai et du faux, au dénombrement incessant qu'opère le capital. C'est dans ce monde de divisions de classe et de goût, d'espaces chiffrés et balisés, qu'Heji Shin se déplace avec une insolente liberté.
Entre les images saisissantes de nourrissons difformes et sanguinolents à la naissance de la série Babies (2016), les scènes de copulation de la campagne de mode d'Eckhaus Latta (2017), les poses porno-gay de policiers de Men Photographing Men (2018), les gigantesques portraits chromatiques de Kanye West (2018), il n'y a pas de « sujet » mais une pensée en acte, qui ne résout pas les problèmes mais qui les créent, qui en inventent de nouveaux ; qui puise dans la force et la dynamique de la chose de l'art, pour désigner un champ d'expérience, déstabiliser l'ordre de la représentation
La pornographie est au cœur de ce questionnement sur l'intimité et les corps, qui synthétise toutes les pulsions actuelles du voir et du faire voir, accentué par les réseaux sociaux, l'ère des selfies et des fake news.
Sobrement titrée Blood Bath, l'exposition d'Heji Shin pour le Consortium vise une confrontation littérale et radicale dans une même salle entre deux séries photographiques à priori distinctes. Deux régimes de représentation que tout semble opposer, si ce n'est une seule et même stratégie de l'artiste, fondée sur le refus d'enraciner l'image dans des grilles d'interprétation, la volonté de jouer sur les effets de répétition, de surface et d'intensité.
D'une part, de grands portraits d'un singe réalisés dans le cadre de la campagne « Supreme », que la marque aura préféré écarter en raison de leur agressivité. Pourtant l'image de ce singe dévorant l'appareil photo logotypé, qui flotte à la surface d'un fond rose éclatant, dégage une présence-absence étonnamment auratique. Ce même singe qui se trouvait par ailleurs sur la couverture d'Artforum en 2016, grignotant avec gourmandise un gode !
Sous son regard (après le « Male Gaze », le « Monkey Gaze » pourrait bien devenir un nouveau paradigme), se déploient d’autre part des scènes de guerre en noir et blanc, prises dans un espace-temps indéterminé, dont l'esthétisation appartient définitivement à l'histoire codifiée du photojournalisme : les ralentis, les paysages de ruines et de poussière, les postures virilisées des soldats, la photogénie des guerrières...
Cette série inédite d'Heji Shin est en fait l'objet d'une mise en scène, prise lors d'un jeu Grandeur Nature (GN ou « LARP » pour Live Action Roleplaying), qui consiste à endosser le rôle de personnages immergés dans un univers fictif. Ce type de jeu qui se répand dans le monde entier, et qui s'ouvre de plus en plus à des thèmes historiques et politiques.
« La guerre du Golfe n'a pas eu lieu », prophétisait Jean Baudrillard. Celle que vise Heji Shin ne cesse de revenir sous une forme parodique. Ici la parodie infinie et virtuelle de la guerre en Irak rejouée par de faux soldats en Ukraine, qui s'exténue dans un reality-show infantile, dans un simulacre de la puissance et de l'exaltation de l'événement de la violence.
Ces images ne sont plus de l'ordre de la représentation, ni de l'information au sens strict et, par conséquent, la question de savoir s'il faut les produire, les reproduire, les diffuser, les interdire, ou même la question « essentielle » de savoir si elles sont vraies ou fausses, est « irrelevante ».
Plus on s'approche de la perfection du simulacre plus apparaît à l'évidence ce par quoi toute chose échappe à la représentation de réel : il n'y a pas de réel, il n'y a pas de rapport. Dans un monde réellement renversé, la proposition de Debord qui affirme que « le vrai est un moment du faux » ne cesse de se manifester et de se démentir.
A l'écart de la salle, un gigantesque coq triomphant affiche sa virilité dominante. Il figure parmi d'autres dans la récente série flamboyante Big Cocks (2020) qui, au-delà de son évidente et drolatique polysémie, révèle surtout une puissance de composition, de coloriste et la manière dont Heji Shin développe une physique des surfaces, une expérience perceptive fondée sur l'intensité, qui n'exclut ni le rire ni la violence.
— Stéphanie Moisdon