Caroline Strich
Boites, carrés, collages
Caroline Strich (1952)
Les années 70 ont vu la prise en considération par la critique des démarches et expérimentations qui constituaient l'avant-garde dans les années 20.
Pour commencer, cette réappropriation, qu'avait déjà entamée l'histoire de l'art, eut bien souvent lieu en dehors du champs esthétique. L'exemple le plus spectaculaire, en France, de ce mouvement, est l'entrée de Malevitch en tête du box-office des exégètes : du fait même des structures de fonctionnement de la critique, où la controverse et la fortune critique ont acquis une importance considérable, on assiste par auto-nutrition a un phénomène d'inflation intéressant telle grande personnalité, mais interdisant également
toute approche globale sérieuse (par exemple l'apport de Mondrian reste encore mal étudié). Il n'est donc pas étonnant - la dernière en date des lectures étant celle qui suscite la réflexion - que de très jeunes artistes aient été marqués par cette remise à l'honneur de Malévitch.
Au début de 1975, la référence au carré va permettre à Caroline Strich qui appartient à cette nouvelle génération, étant née le 2 novembre 1952, de commencer un travail systématique, dont elle voudra pouvoir maîtriser toutes les étapes, à la manière de François Morellet dont elle connaissait les travaux.
Travail de sculpteur qui, s'il refuse tout effet de matière, appelle le spectateur à un contact agissant au travers d'une manipulation qui , loin d'être gratuite, explicite les systèmes très simples qu'elle utilise. Travail présenté au sol, comme par exemple cette pièce de format carré, subdivisée par les médianes en 4 parties égales amovibles. Ici, Caroline Strich va matérialiser en relief - dans une succession en rotation partant de la partie supérieure gauche pour arriver à la partie inférieure gauche – une, puis deux, puis trois, et enfin les quatre côtés du sous-format carré que délimitent par quatre fois les médianes.
Cependant, consciente des limites d'un certain formalisme, c'est au cours d'un voyage aux USA qu'elle va découvrir les raisons d'une rupture sans reniement de ses préoccupations : confrontée à la démarche totalement aboutie de Carl André, elle prend conscience des dangers d'une redite appauvrissante.
À son retour, fin 1975, elle va approfondir le rapport de manipulation ; mais assurément, le trait nouveau est l'accent mis sur la dimension culturelle de son propre travail, partie prenante de l'élaboration plastique, au travers de l'identification formelle de la boite au livre (les charnières jouant le rôle de reliure), identification qui renvoie l'effort de manipulation à la prise en charge de la lecture.
La rencontre avec Gomringer, des nombreuses expériences de la poésie concrète et visuelle va déterminer la remise en cause de la lecture, sur la base d'une interprétation plastique d'un texte, identique à celle qui préside à l’élaboration d'une sculpture. En 1977 débute donc un travail global à l'heure actuelle inachevé - concernant la revue « Art Press Internationnal : série de douze sculptures disposées au sol, composée chacune d'un verso et d'un recto, qui correspondent aux vingt-quatre pages du numéro 2 d'Art Press Internationnal ; série, où elle présente sous vitres et librement insérés - se déplaçant donc lors de la manipulation - les découpages en bristol blanc des surfaces des articles et photos de chacune des pages de la revue. En évacuant de ses préoccupations l'analyse sémantique d'un contenu particulier restant dans les limites anecdotiques, Caroline Strich débouche sur l'idée d'une critique "universelle" conservée dans un format. Démarche artistique qui dans ses différentes phases n'utilise rien d'autre que les moyens de l'art et qui renvoie d'abord à celui-ci. Travail maîtrisé mais qui laisse la place au hasard, non pour l'inscrire enfin de parcours dans un système aléatoire, mais en le rendant maître du choix préalable de l'artiste (le numéro 2 d'Art Press Internationnal), choix qu'elle n'envisage que comme générateur de celui du spectateur concernant le recto-verso qu'il va décider de manipuler.
Parallèlement, elle réalise un collage à partir des photographies respectant les formats différents, des œuvres suivantes : la "Montée au Calvaire" de Tintoret conservé e à la Scuola di San Rocco de Venise, le "Calvaire" du Louvre dû à Véronèse, et la « Mise au tombeau » du Caravage que l'on peut voir à l'Académie du Vatican. Elle va utiliser une disposition spatiale (au mur) logique, correspondant à l'établissement d'un séquence narrative, de ces trois ornements, comme base de réalisation de son collage. Découpant chacune des photographies, suivant le même nombre de subdivisions régulières, mais respectant donc au niveau de ces dernières les rapports de proportionnalité existant entre les formats des œuvres elles-mêmes, elle va répéter dans la grill du collage, uniformément, cette disposition à trois éléments, utilisant l'intégralité de l'iconographie des trois œuvres. À l'intérieur d'un système visu dont l'effet n'est pas sans rappeler certaines œuvres de Jiri Kolar ancrées dans l'histoire de l'art, Caroline Strich va donc utiliser la référence aux maîtres du passé, non plus comme une suite de citations, mais comme un ensemble d'instruments dont la critique a mis au point les modes d'emploi.
Le choix qu'elle opère ici ne relève pas simplement du hasard mais se fonde sur l'intéret porté, dans le schéma de trois moments typés de la Passion, à des compositions plastiques remarquables du point de vue formelle. Différent du clin d'oeil respectueux, cet hommage est celui d'abord rendu au génie de compositions, et par conséquent, engageant par là toute une approche de l'art ancien, à leurs auteurs. Nous sommes donc confrontés à nouveau à une interrogation du système de la critique qui s'est chargée de disséquer l'œuvre à travers les moyens utilisés, pour l'offrir de nouveau aux utilisateurs de notre époque : dégagement d'archétypes dont l'importance n'a pas échappée à Caroline Strich même si son travail ne s'offre pas encore comme réponse aux nombreuses questions qu'il pose.
—Xavier Douroux