Peter Schuyff
Has Been
Peter Schuyff (1958, Baarn, Pays-Bas)
Exposition coproduite avec : Fri Art Kunsthalle, Fribourg
Avec le soutien de : Mondriaan Fonds
Remerciements : Sorry We’re Closed, Bruxelles
« Has Been » regroupe une sélection d’œuvres réalisées à New York entre 1983 et 1988 par le peintre hollandais Peter Schuyff. Cette exposition, que Le Consortium organise conjointement avec la Kunsthalle Fri Art à Fribourg en Suisse, constitue un premier regard rétrospectif sur le début de sa carrière.
La plupart des toiles sont montrées à Fribourg (du 11 février au 18 juin 2017) et à Dijon pour la première fois depuis plus de trente ans. Bien qu’exposées à l’époque dans des lieux importants (les galeries Pat Hearn à New York et Paul Maenz à Cologne ou au Centre d’art contemporain de Genève), ces œuvres sont longtemps restées loin des yeux du public et leurs reproductions ne circulaient quasiment plus.
Ce généreux panorama montre le développement de la pratique de l’artiste, de ses premières acryliques sur toiles de 1983 dites « biomorphiques » et infusées d’un humour très particulier, jusqu’aux grandes compositions abstraites épurées de 1988. L’exposition retrace une courte période durant laquelle Schuyff redéfinit sans cesse son langage visuel naissant qui s’exprime sur plusieurs séries se chevauchant. La rétrospective est enrichie d’un groupe de sculptures récentes réalisées sur troncs entiers. Ces totems représentent des formes organiques cartoonesques qui s’invitent comme un écho tridimensionnel aux toutes premières peintures « biomorphiques » de l’artiste.
Ces différents groupes d’œuvres remettent en jeu les multiples histoires de l’abstraction. Bien que ce vocabulaire artistique semble épuisé dans les années 1980, Schuyff, parmi d’autres artistes de cette période, le ressuscite en se réappropriant ses codes visuels. Il combine cette reconquête avec une technique picturale inspirée de savoir-faire prémodernes et des effets de lumière obtenus par l’application de fines couches successives de peinture très diluée. De cette rencontre résultent des compositions captivantes, autant pour leur impact visuel que pour la complexité des références qui les constituent.
L’œuvre de Schuyff est fortement liée à la scène new-yorkaise des années 1980 où règne un climat artistique bouillonnant dans l’East Village, un quartier à vocation de contre-modèle aux idéaux reaganiens de la société urbaine américaine. Cette décennie ressemblait néanmoins à un champ de mines idéologiques pour les jeunes créateurs et surtout pour les peintres. Pendant que les milieux artistiques conservateurs et le marché acclamaient le retour d’une peinture moderniste (via, par exemple, le néo-expressionnisme ou la Transavanguardia), d’autres sous l’influence des théories postmodernes, du féminisme et des écrits poststructuralistes français (Appropriation, néo-géo), reprochaient à ce retour une implication critique trop faible et une proximité générale au mercantilisme. Le travail de Schuyff, quant à lui, exprime une distanciation nette par rapport à la gravité de ces discours.
Ce n’est pas dans la perspective d’un discours critique sur le fétichisme des signes qu’il s’approprie les codes historiques de la peinture, mais dans l’objectif de constituer son propre et nouvel univers formel et poétique généré par ses obsessions pour l’abstraction et autres références historiques.
Son travail est d’une certaine manière expressément lié à l’histoire de la peinture en tant que médium spécifique. C’est ainsi à tort que le travail de Peter Schuyff fut assimilé et classé avec le mouvement néo-géo auquel il ne correspond finalement que très peu. Cette interprétation erronée explique sûrement une partie de l’amnésie qui entoure son travail. Puis, le monde de l’art des années 1990 – une décennie marquée par un nécessaire retour de la critique institutionnelle et des réflexions héritées de l’art conceptuel – a rapidement classé ce travail sévèrement jugé pour sa réussite commerciale et son positionnement à l’écart des débats critiques du moment.
Aujourd’hui, trente ans plus tard, le regard rétrospectif sur cette période permet de nouvelles considérations pour réévaluer ce travail à l’aune des développements actuels de l’art contemporain et ses multiples modes d’expression.
Arrivé à New York au début des années 1980, Schuyff s’immerge dans la scène artistique new-yorkaise. Il y découvre les premières expositions d’artistes aussi différents que Ross Bleckner et Donald Baechler qui influencent clairement le jeune artiste. Les œuvres de la série biomorphique (1983-1985) sont imprégnées de cette émulation artistique et de ses multiples composantes. Les choix chromatiques et les formes exubérantes de ces toiles rappellent également ce qui a été décrit à l’époque comme le « Pop Surrealism ». C’est à l’artiste Kenny Sharf que revient l’invention de ce terme, un mélange de culture urbaine, de psychédélisme et de surréalisme, pour décrire son propre travail (que l’on pourrait rapprocher au même moment en France de Nina Childress ou des Frères Ripoulin, à l’est de l’Europe de Milan Kunk, en Suisse d’Andreas Dobler). Si Kenny Sharf pense que son inconscient est hanté d’imageries Pop, celui de Peter Schuyff est lui peuplé de figures abstraites obsédantes qui trouvent leur seule libération sur l’espace de la toile.
Libéré du discours critique, l’artiste devient un catalyseur mnémonique par lequel passe le flux ininterrompu de ces signes. Les références à l’histoire de la peinture géométrique et les formes organiques célèbrent ensemble cette période à la fois festive et candide et mettent en évidence l’humour subtil du peintre. Schuyff, qui considère l’abstraction historique comme un « reliquat d’antiquaires », ressuscite ces fantômes symboliquement morts depuis des années. Ce savant mélange d’humour et de références historiques est également perceptible dans les œuvres composées de rectangles imprécis, fantomatiques, à peine esquissés sur un fond minimaliste aux couleurs pauvres en pigments (1984-1985). Ces improbables entités flottent littéralement sur des fonds monochromes, puis viennent peu à peu hanter des espaces pseudo-architecturaux, tels les ectoplasmes des photographies spirites du XIXe siècle que l’artiste collectionne.
Effets de lumières et dégradés de couleurs donnent du volume à des arrières-fonds qui vont peu à peu faire surface pour engouffrer le premier plan de la toile (1985). Cette évolution vers une simplification de son langage visuel s’affirme dans les œuvres qui ont suivi (1985 et 1986). Ces dernières sont toutes construites sur le même principe : une ou plusieurs sources lumineuses hors champ éclairent un motif répétitif qui structure l’espace de la toile. Cette structure géométrique – grid – souligne simultanément la planéité du support, tout en conférant aux motifs une intense profondeur optique. Ce jeu avec les possibilités physiques de la couleur, à travers sa transparence ou sa densité, se retrouve comme un fil rouge à travers son travail. Les lignes de construction au crayon gris et les macules de peinture laissées apparentes lui permettent de démystifier l’utilisation de techniques classiques illusionnistes en renvoyant à la planéité de la surface picturale et à ses attributs constitutifs (toile, peinture, surface). La force particulière des tableaux de Schuyff réside dans la résolution visuelle de ces contradictions (illusion de profondeur versus planéité du support).
L’exposition se clôt sur une série de toiles des années 1987 et 1988 dont le dépouillement et la simplicité expriment l’aboutissement de cette période de travail. Après avoir unifié premier et second plans, il fallait encore y intégrer les effets de lumière qui, dans les années précédentes, étaient encore superposés aux motifs. Dans les dernières peintures de l’exposition, les effets de lumière et les grilles géométriques deviennent indissociables. La grille structure les successions de dégradés de couleurs qui produisent de puissantes manifestations spectrales ou des noirs abyssaux.
Se confronter aujourd’hui au travail de peinture de Peter Schuyff permet de saisir sous une lumière nouvelle les considérations actuelles dont bénéficie le médium de la peinture. Entre ses perpétuelles remises en question et les multiples entreprises visant à circonscrire, historiciser et topographier ce champ (voir, entre autres, les dernières expositions « Painting 2.0: Expression in the Information Age » au Museum Brandhorst, Munich, 14 novembre 2015 – 30 avril 2016 ou « Fast Forward, Painting from the 80’s » au Whitney Museum, New York, 27 janvier – 14 mai 2017), les résolutions picturales de Schuyff sont d’autant plus actuelles qu’elles se tiennent en porte à faux et permettent à la fois une synthèse et une anti-thèse de ces débats passés et présents.