Ernst Yohji Jaeger
L'Almanach 23 : Ernst Yohji Jaeger
Né en 1990 en Allemagne. Vit et travaille à Vienne, Autriche.
Remerciements : Crèvecœur, Paris.
« J’aimerais peindre comme si je n’avais jamais peint ou comme si je n’avais jamais vu une peinture ». Ce vœu formulé par Philip Guston est inatteignable, et révèle l’idéal contrarié de cet explorateur de formes et de styles, une des sources de réflexions pour Ernst Yohji Jaeger, quand il évoque par exemple cette notion de « troisième main », où le geste de l’artiste disparaît au profit d’un mouvement du pinceau animé de sa propre vie, comme possédé par l'esprit de la peinture elle-même, alors que la main se détache de son sujet et offre la liberté de voir le monde à nouveau.
C’est à partir de cette sensation, de ce désir de liberté et d’émancipation, entre l’anxiété et l’émerveillement, que Ernst Yohji Jaeger compose sa propre peinture, traversée par de multiples sources, entre l’orient et l’occident, depuis sa double origine japonaise et allemande. Ses recherches puisent autant dans l’histoire de la peinture classique que dans celle de la contre-culture, des jeux vidéo, des mangas, comme les animes de Yoshitaka Amano, figure et héros anachronique de Final Fantasy, qui se tient lui aussi entre deux mondes, de Klimt à Disney, dont les images épurées composent avec l’abstraction, le symbolisme et les recherches de l’art nouveau.
L’œuvre d’Ernst Yohji Jaeger se déroule autour de ce rêve adolescent, ce désir de peinture, qui s’appuie sur une étude patiente des tableaux de Cézanne, de Degas, de Redon, sur le réalisme magique de Felice Casorati ou la modernité formelle d’Helene Schjerfbeck, dont les aplats monochromes et les visages presque effacés peuvent rappeler certains traits de Jaeger. « Mon travail se nourrit largement de ces univers – en particulier la manière dont mes personnages sont représentés de façon universellement abstraite, comme dans les mangas. Comme Sarah Moon, je guette ce que je n’ai pas prévu ».
Rien ne laissait prévoir la découverte éblouissante du chef d’œuvre de la renaissance Jeune femme à sa toilette (1515) de Giovanni Bellini, dans les salles du KHM de Vienne. Une sensation d’accomplissement infranchissable, qui ne le quitte plus depuis. « Maintenant, je comprends parfaitement le cliché de l'artiste qui tombe amoureux de son travail. Non pas de la femme représentée mais bien de l'œuvre elle-même. Je pense que cela peut arriver avec une photo de foin ou une pièce abstraite aussi. Guston dit qu'une bonne peinture est une promesse de changement qui ne peut être tenue. Je pense à la frustration que Bellini a dû ressentir avec cette peinture, à ce dépassement impossible ».
Pour son installation au Consortium Museum, toutes les peintures choisies par Jaeger relèvent de ce même sentiment, elles sont la promesse d’une transformation, d’un désir qui ne pourra être tout à fait abouti, et pour lesquelles il a ressenti le pouvoir souterrain de la « troisième main ». Ces peintures de petits et moyens formats sont comme des objets spéculaires, qui renvoient en miroir au long processus de création, de recouvrement, d’application de colle et de pigments, mais aussi de grattage, d’effacement, de sédimentation. Un processus qui ressemble à une mise en scène, la mise en place d’une surface épaissie par le temps qui pourrait laisser apparaître le geste d’un autre, une tentative manquée, une figure insoupçonnable.
— Stéphanie Moisdon