Julien Ceccaldi
L'Almanach 23 : Julien Ceccaldi
Né en 1987 au Canada. Vit et travaille à New York, USA.
Remerciements : Gaga, Los Angeles, Mexico.
Dans la nuit du 6 octobre 1789, Marie-Antoinette s’avance devant le peuple de France affamé et révolté. Sur le devant du balcon du château de Versailles, malgré la peur et la fatigue, la grâce de sa révérence éblouit, véritable climax historique repris par nombre de biographies et fictions, de Stefan Sweig, Antonia Fraser à Sofia Coppola.
Mais c’est surtout au manga de la pionnière Riyoko Ikeda, La Rose de Versailles, et son adaptation anime culte Lady Oscar que Julien Ceccaldi fait explicitement référence, où se croisent plusieurs temps révolutionnaires. La Révolution française, littéralement, mais aussi celle de l’apparition d’autrices subversives d’un genre, le manga shōjo, principalement destiné aux adolescentes, qui a marqué durablement la jeunesse et l’œuvre de Ceccaldi.
Le shōjo voit son apogée dans les années 1970, avec une nouvelle génération de femmes mangaka qui renouvellent en la troublant la représentation sexuelle et identitaire, en jouant avec les conventions narratives du manga, avec des effets d’encapsulation et de stratification, à travers des histoires centrées sur les passions, les affects, qui ne cultivent ni le misérabilisme ni le pathos, mais plutôt une forme sophistiquée de mièvrerie sombre. Lady Oscar, ou l’histoire de cette petite fille élevée en garçon pour répondre au désir de son père et intégrer la garde royale, va marquer toute une génération, celle de l’émission de télé française Récré A2, de Candy et de Mylène Farmer. Véritable icône androgyne, son image circule encore aujourd’hui comme une forme d’utopie, un archétype contemporain de l’indifférenciation.
Marie-Antoinette vue par Ikeda puis par Ceccaldi, c’est ce « portrait d’un personnage moyen, ni sainte ni grue », pour citer Zweig, et c’est précisément ce caractère moyen qui permet d’aborder sa représentation à travers le spectre de ses affects et paradoxes.
Dans cette installation spécifiquement réalisée pour le Consortium Museum, à travers l’image de Marie-Antoinette, l’expression de son visage épuisé mais résolu, reviennent aussi en miroir d’autres personnages récurrents de l’œuvre de Ceccaldi, figures traumatisées, exsangues, efflanquées voire squelettiques ; fashionistas écervelées, obsédées par leur apparence, mondaines au-delà de la mort ; jeunes garçons à l’agonie, chauves et verdâtres, torturés par le sexe et la frustration. Il y a ainsi un peu de Marie-Claude ou de Francis, avatars proches ou lointains de l’artiste lui-même, dans cette vision de la jeune reine, personnage ambivalent, qui oscille entre la dignité, la noblesse et les excès romantiques d’une adolescence éternellement en crise.
Depuis les années 2000 et ses premiers dessins sur le Net réalisés avec d’autres fans de mangas, la création de comics qui l’ont fait connaître (parmi lesquels Human Furniture où apparaît Francis en 2017, ou encore Solito en 2019), Julien Ceccaldi utilise toutes les surfaces, murs, vitres, vêtements, produits dérivés pour explorer un espace élargi fait de disproportions, de distorsions, d’éléments de décor, d’objets rapportés. Ce déploiement permet à Ceccaldi de circuler plus librement et sans hiérarchie entre les médiums, les genres et les contextes, et de poursuivre dans sa propre langue le récit masochiste de ces amoureux solitaires, l’histoire de ces jeunes vierges consumées par leur devenir marchandise.
— Stéphanie Moisdon