Maurizio Cattelan
Maurizio Cattelan
On a pu décrire Maurizio Cattelan sous les traits d’un plaisantin du monde de l’art ; un artiste/comique qui, suivant en cela la tradition de l’avant-garde, transgresse régulièrement les frontières établies servant à définir le système de l’art, la société en général. Dans ses gestes théâtraux et forcés (ainsi de dérober le contenu d’une galerie d’art d’Amsterdam et de présenter le butin comme sa contribution personnelle à une exposition de groupe, ou encore de suspendre au plafond un cheval empaillé appelé Trotsky’s Ballard) on a à faire à un humour perturbateur qui, à l’intérieur du contexte de l’histoire de l’art récent, doit moins à la cérébralité et aux calembours de Marcel Duchamp qu’à l’étreinte franche de l’abject qu’opère Mike Kelley. En fait, le comique et l’abject ne sont pas dissemblables. Référés aux sentiments qu’ils évoquent, comme la pitié ou le dégoût, ils se cachent souvent derrière le masque de la plaisanterie : une technique que Freud considérait comme une forme de plaisir, autorisant la levée d’inhibitions dans un cadre socialement acceptable. En tant que telle, la propension de Maurizio Cattelan à la plaisanterie pourrait être considérée comme une grimace nerveuse, et ce pour mieux oublier le fait que l’art est incapable de produire la moindre différence dans le monde. Cette lecture plus solennelle de l’art de Maurizio Cattelan trouve un écho dans sa dernière installation au Consortium où, se servant de sa propre marque d’ »esthétique situationnelle », il a laissé les cinq salles de l’espace d’exposition presque entièrement vides. Dans l’une des salles, Maurizio Cattelan s’est contenté de creuser dans le sol un trou rectangulaire assez profond, entassant les gravats à côté dans une configuration pyramidale. Quelque part entre le chantier archéologique et la tombe, la fosse fraîchement ouverte révèle différentes strates faites de terre, de cailloux et de tuyaux de canalisation en plastique coupés net. L’éclairage brutal de la salle donne une dimension clinique au vide et génère des visions de salle d’opération ou de morgue. Formellement, l’espace quasiment désert de Maurizio Cattelan ressemble à une installation de Michael Asher à la Kunsthalle de Berne il y a des années de cela, où l’artiste avait vidé les salles de la Kunsthalle, regroupant les éléments structurels restant – les radiateurs encore en marche – dans l’entrée principale. Mais avec ce geste en apparence très simple, plus encore que Maurizio Cattelan à Dijon, Michael Asher déjouait l’attente du spectateur désireux de pouvoir découvrir des objets d’art dans une institution dont le rôle est précisément de les montrer, transformant de ce fait une expérience typiquement visuelle en une autre, plus orientée vers les sens et l’intellect. A la différence de Michael Asher, dont l’intérêt bien connu pour la critique de l’institution donnait à son action une tournure plus analytique, le trou de Maurizio Cattelan est avant tout une équation existentielle mettant en rapport le vide avec la mort. Seul autre signe de l’intervention de l’artiste dans le lieu, une armoire de bureau bon marché de couleur gris-vert, était placée de manière incongrue dans l’aire de réception absolument blanche et au design minimaliste du Centre. Etonnamment, les portes du placard s’ouvraient périodiquement de l’intérieur tandis que des professionnels de l’art affairés passent à travers elles en provenance de la zone des bureaux et des réserves dont elles barraient l’accès. Cette disposition suggère, au premier regard, que le rôle de l’armoire se limite à dissimuler l’activité plus désordonnée qui se déroule en coulisses et permet à l’institution de fonctionner. Mais à la réflexion et à la lumière des farces passées de Cattelan, elle se révèle fonctionner à la manière d’un contrepoint à la tombe, plus inquiétante, riant des travailleurs du Centre en les forçant – littéralement – à sortir de leur placard au moins une fois par jour (« to come out of the closet » signifie au sens figuré « sortir de l’anonymat »). Si beaucoup des actions de Maurizio Cattelan se souviennent au départ d’une grande partie de l’art des années soixante-dix, la manière dont il s’approprie cette période, tant au plan de la forme qu’au niveau du sens, semble tout autant singer la pose anti-institutionnelle des artistes de cette période que mettre en lumière l’utopie de leurs idéaux. Servi, paradoxalement, par un scepticisme fait de circonspection et un sens de l’à-propos presque maladif, Maurizio Cattelan repousse les limites de l’acceptable comme s’il s’agissait d’une forme d’autocritique, mais aussi par ce biais un moyen de secouer la complaisance lassante qui pèse sur une grande part de l’art des années quatre-vingt-dix.
Elisabeth Janus, « Maurizio Cattelan: Le Consortium, Dijon », in Frieze n° 34, 1997