Wang Du
RÉALITÉ JETABLE
Pour réaliser « Réalité Jetable » (à ce jour, son œuvre la plus monumentale), Wang Du a séjourné deux mois au Consortium. Avec une batterie d’assistants (dont certains sont venus spécialement de Chine), il a réalisé 18 éléments de 2 mètres de haut chacun, qui sont ici suspendus au plafond. Traduction en 3 dimensions d’images prélevées dans la presse, qui conservent les aberrations dues à la déformation de l’image bidimensionnelle, ces 18 éléments sont polychromes. Parmi les sujets : une boxeuse amputée d’un sein, le président Chirac en compagnie du président chinois, une moto, un téléphone portable, un ordinateur, un groupe de manifestants indonésiens.
Wang Du est d’origine chinoise, il est né en 1956 et vit désormais à Paris.
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Wang Du : Post-information
(entretien avec Pierre Bal-Blanc et Pascal Beausse in Bloc Notes, n° 17, automne 1999, pp. 139-157)
En 1992, je suis allé à Lausanne voir l’exposition « Post Human », organisée par Jeffrey Deitch. Avant cela, j’avais vu la Documenta IX, qui ne m’avait guère touché — c’était documenta, voilà tout. On avait posé telle chose ici, telle chose là : ceci est un héros, cela est un monstre, etc. Mais avec « Post Human », j’ai vraiment fait une découverte. J’avais déjà vu les œuvres de la plupart des artistes qui y étaient exposés, mais cette exposition a permis une redéfinition de leur travail. Tout d’abord, « Post Human » est un postulat inédit, un concept qui n’existait pas auparavant. L’idée développée par Jeffrey Deitch est que, dans la société contemporaine, les résultats de la haute technologie, de l’ingénierie biogénétique par exemple, ont sur la vie humaine une influence plus grande que l’histoire et la culture. Cette idée suppose que, désormais, l’évolution de l’humanité n’est plus une évolution naturelle et lente, mais plutôt une évolution artificielle et rapide ; le changement ne se limite pas au plan corporel : il est aussi radical au niveau intellectuel. Freud et la psychanalyse ont permis dans le passé de mieux nous connaître, de découvrir notre valeur personnelle, de savoir quel rôle nous devons jouer dans la famille et la société ; mais dans notre époque de haute technologie, nous devons plutôt nous inquiéter de quel rôle celle-ci va jouer sur notre évolution.
Avec cette exposition, j’ai compris que l’art, dans sa véritable contemporanéité, ne se réduit pas seulement à des concepts, mais qu’il permet plutôt la production d’une réflexion profonde sur l’époque actuelle. Et qu’il faut s’attacher à réfléchir au temps dans lequel nous vivons. L’époque contemporaine est marquée par le développement de la technologie, qui forme notre environnement de vie ; nous ne pouvons pas vivre en dehors de cet environnement comme avant, lorsque nous vivions avec l’habitude de comparer la réalité contemporaine avec l’histoire du passé, et d’y chercher les différences. Si « Post Human » est une supposition, je peux alors trouver une manière pour la rendre tangible, pour figurer la réalité de certaines idéologies contemporaines.
— Tu as alors perçu que nous entrions dans une nouvelle ère, celle la biotechnologie, du clonage, et donc d’une transformation des fondements de l’humanité. Est-ce plutôt le concept global de Jeffrey Deitch, ou un artiste en particulier — Charles Ray, par exemple — qui t’a séduit ?
L’idée générale a été pour moi plus importante que les œuvres des artistes. Elle est la suivante : dans le cadre d’une évolution naturelle, l’homme vit en cohérence avec son environnement ; mais dans le cadre d’une évolution artificielle, qui caractérise bien notre époque, la possibilité se présente tout à coup à l’homme de se mélanger avec d’autres matières, de fusionner avec d’autres éléments. C’est une supposition qui est très proche de la réalité de notre époque, même si son côté révolutionnaire la rend encore partiellement virtuelle.
— Quelle est la première réalisation qui a suivi la découverte de « Post Human » ? Quel est le résultat de la visite de cette exposition dans ton travail ?
Je n’ai pas eu l’occasion de réaliser quelque chose immédiatement. Je poursuivais alors mes recherches. Mais cette découverte a constitué une référence importante, qui a nourri constamment ma réflexion par la suite. En 1994, j’ai réalisé ma première œuvre de la série intitulée Reliques, qui portait sur les faits divers.
— Avec le fait divers, tu débutais une réflexion sur le concept élargi de l’information, mais en commençant par l’information de base : le fait divers retranscrit la vie quotidienne de la société dans ce qu’elle a de plus insignifiant, de plus ordinaire… Est-ce la première fois que tu t’intéressais à la presse, aux mass media ? Comment en es-tu venu à l’idée de travailler à partir de cette matière informationnelle ?
De nombreuses influences ont présidé à la réalisation de la série Reliques, mais plutôt qu’une relation immédiate avec « Post Human », c’est de ma vie quotidienne dont je suis parti. Je suis arrivé en France en 1990. Je ne parlais pas français et je ne pouvais pas lire les journaux, c’était très dur. J’étais perdu face aux médias. Je confondais très facilement les images et les textes dans les journaux, et dans cet instant de confusion, j’ai eu comme l’impression de découvrir la vérité des médias, la différence entre les médias et la vie.
Les œuvres qui en ont découlé montrent des personnages anonymes, très banals, qui sont habituellement relégués dans un coin de page du journal, et sur lesquels personne n’aurait pu porter son attention.
Pourquoi ai-je fait, dès le début, des sculptures en trois dimensions pour représenter les images plates de la presse ? Mon intention était de faire digérer encore une fois, dans un espace à trois dimensions, les images que la presse avait montrées et que le public avait négligées ; et j’ai pensé que la manière la plus simple était de les matérialiser. Le résultat de cette matérialisation est encore quelque chose de très fragile. Auparavant, je détestais matérialiser les choses et les rendre visuelles. Mais en l’occurrence, la solution la plus simple était de rester totalement fidèle aux images. Mon idée était de monumentaliser, de momifier les images les plus médiocres tirées des médias. De cette manière, j’ai fait sortir l’image de l’instantanéité des médias, en la lui retournant. Je n’assume pas la responsabilité de l’image.
— L’exposition de Jeff Deitch n’a-t-elle pas été une occasion de réintroduire la figuration ? Elle a peut-être marqué le retour de la possibilité d’utiliser la figuration, mais de façon radicale, c’est-à-dire en l’utilisant comme un matériau et non pas une fin en soi.
Pour moi, il est évident que les sources de la figuration contemporaine viennent des journaux, des images tirées des médias : c’est là un langage qui a traversé toute notre époque, du Pop art à post Human. Les journaux recyclent toujours les mêmes images ; seuls sont différents les recadrages, les qualités d’image, les choix techniques. La figuration dans la création artistique récente est un effet logique de l’ère de la reproduction de l’image. Mon œuvre est ainsi tout naturellement figurative. Je n’ai pas la conscience de faire un travail de figuration du point de vue de l’histoire de l’art. le sais que je suis en train de faire de la figuration, mais ma seule référence, c’est la presse, les journaux : un langage banal et quotidien. Les images des médias constituent un langage. La photographie a amené une circulation de l’image, dans un processus de reproduction constante. Ce que je fais n’est pas différent du processus photographique (le cadrage, etc.) je me sers des images produites par les médias comme d’une référence : un langage commun.
Nous vivons une période marquée par une intensification exponentielle de la production émanant de l’industrie informationnelle. Peu d’artistes arrivent à s’extirper d’une fascination pour les images produites par les mass media. Il y a une mise en boucle de l’information. Par le recyclage des images médiatiques que tu opères, tu amènes à considérer qu’elles sont aujourd’hui, peut-être, une marchandise absolue. Il y a une alliance sacrée entre les médias et le commerce, et du coup, une véritable difficulté à distinguer les différentes fonctions de l’image dans les médias : porte-t-elle une information, une publicité, ou les mêlés ?
Ici, en Occident, toutes les informations de type commercial, la publicité, etc., sont de la propagande. Quelques informations spécifiques – de l’ordre du savoir et de la connaissance : scientifiques, techniques – délivrées par les médias sont de véritables informations. Mais dans le contexte de la globalisation économique, aujourd’hui, tout acte consistant à délivrer une information est déjà en soi de la propagande. Il y a bien sûr quelques exceptions, mais dans l’ensemble, je pense qu’il est difficile de distinguer l’information de la propagande.
Justement peux-tu préciser la fonction politique du monument dans l’espace public chinois ? Nous pensons aux sculptures de Mao sur les places des villages, mais aussi, plus récemment, à la Goddess of Liberty installée par les étudiants sur la place Tian An Men, à Beijing, pendant les événements de 1989.
Je pense que le monument est un mode d’expression et de communication traditionnel. Dans le passé, en Chine, de la même façon qu’en Occident, le monument avait une fonction cultuelle et il était placé dans les grottes ou des sites religieux particuliers. Pendant la révolution culturelle, beaucoup de monuments réalisés l’ont été sous la double influence de l’Occident et de l’URSS. La fonction politique de la sculpture, dans le cadre d’une propagande, venait de l’U.R.S.S. Et la statue de Tian An Men a la même fonction. Mais il faut dire que, pendant la Révolution culturelle, bien plus que la sculpture, c’est l’image qui véhiculait la propagande. L’image de propagande était partout.
— Comment analyses-tu l’utilisation des images de Mao par Warhol ?
Pendant la révolution culturelle, il n’y avait pas la conscience que les images étaient au service unique de la propagande, puisque toutes les images produites l’étaient en ce sens. Il n’y avait pas le concept de propagande. Le Pop Art a récupéré et utilisé cette image dans une quasi-immédiateté. Et c’est sans doute le Pop qui nous révéla par la suite la véritable fonction initiale de ces images.
— Ta façon d’utiliser les images de la presse est-elle liée d’une façon ou d’une autre à ce fonds culturel chinois ?
Inconsciemment, peut-être ; mais pas sur le plan conscient. En regardant la presse occidentale, j’ai pensé que les faits divers et les images qui y sont reproduits n’ont qu’une existence de quelques minutes sous les yeux du lecteur, ou qu’ils n’existent même pas s’il tourne la page sans y faire attention. Mais le contenu de ces images négligées est en réalité le contenu de notre vie quotidienne. Le fait divers est la chose la plus réaliste, mais aussi la plus ignorée, parmi les informations quotidiennes.
— Dans cette façon de donner un poids à l’image, de l’arrêter pour en faire un monument, il y a une part de subjectivité, d’interprétation – par exemple, quand tu fais le « dos » de l’image. Par la reproduction en trois dimensions d’une figure extraite d’une photographie, tu nous fais, d’une certaine manière, pénétrer dans l’espace de l’image en reconstituant un point de vue à 360° autour de cette figure. D’ailleurs, tu anticipes ainsi l’avenir proche de l’image, fixe ou en mouvement, qui sera en relief, en 3D. Tes sculptures sont des images en relief. Comment penses-tu, et réalises-tu, cette amplification de la photographie en trois dimensions ?
Il y a plusieurs phases, du choix de l’image à sa réalisation en volume. Tout d’abord, je respecte l’image, le plan. L’image photographique est contenue dans un cadre carré ou rectangulaire : je supprime, moi aussi, la partie coupée par le cadrage. Quant à la réalisation du dos de l’image, ça ne pose pas de problème pour moi : je déduis le dos de la face. Ma maîtrise des techniques de la sculpture m’y autorise.
— Une des caractéristiques de la sculpture occidentale me semble être celle du cadrage. Toi, tu conserves le cadrage photographique d’origine, ainsi que les distorsions conditionnées par la focale de l’objectif. Tes sculptures sont ainsi des visions technologiques ; elles ne correspondent pas à un regard humain, comme dans les sculptures précédant l’invention de l’image mécanique. Par ailleurs, dans le cours de la réalisation, il y a la phase très importante du modelage : il y a là une distance importante entre la froideur technologique qui a présidé à la réalisation initiale de l’image dont tu te saisis, et le côté très physique des sculptures que tu réalises, tant lors de leur réalisation que dans leur présence. Enfin, tu choisis de réaliser manuellement ces sculptures à une époque où les possibilités de la technologie permettraient d’en confier la réalisation à des machines. Peut-on parler d’un archaïsme volontaire ?
On peut dire que c’est une question de choix, et que c’est lié au concept qui guide mon travail. Je choisis une image bien précise, parmi une grande variété d’images disponibles, en fonction de mon projet. Mais le choix n’est pas difficile ; ce n’est qu’une partie de mon travail. Pour faire passer l’image d’information de son statut très éphémère à la monumentalité de la sculpture, je dois dépenser beaucoup d’énergie pour réaliser la sculpture avec du plâtre, dans un processus très physique, très lourd. C’est ennuyeux, mais je dois m’y résigner. La réalisation de la sculpture me permet de digérer l’information, pour pouvoir ensuite amener le spectateur à opérer lui aussi cette digestion, en le forçant à en faire le tour, à la regarder dans un deuxième temps de consommation de l’information. Pour revenir à l’aspect manuel de la réalisation, ce n’est pas, bien sûr, un souci premier de mon travail, mais c’est un moyen nécessité par le but que je me donne. Dans ma façon de travailler, il y a une distance entre moi et la photographie, même si j’y suis fidèle. La photographie est tirée de la réalité, non pas par l’humain, mais par le technologique de l’appareil photo. La réalité restituée par la photographie est loin de la réalité concrète. Si je réalise une sculpture à partir d’une image photographique, c’est pour la faire entrer plus facilement en relation avec la réalité, la faire pénétrer dans l’espace du réel.
— Lorsque tu décris la phase de réalisation des sculptures comme quelque chose de physique, manuel et ingrat, cela marque une différence avec les procédures de travail de Jeff Koons, qui fonctionne comme un chef d’entreprise. Il ne peut y avoir dans son travail cette force, cette énergie oubliée en Occident, et qu’on retrouve chez toi.
La différence majeure avec Jeff Koons, c’est qu’en travaillant avec des entreprises d’artisanat d’art, il produit des objets de luxe, parfaits, très professionnels. De plus, il ne travaille pas sur la notion d’information, mais dans une certaine auto-réflexivité de l’art, en passant par le bibelot kitsch. Ses objets sont très raffinés. Mes sculptures sont réalisées dans une matière brute, et je ne mets pas en œuvre de techniques lourdes dans leur réalisation. Le plâtre est un matériau fragile, qui va très bien avec le côté éphémère de l’information.
— Tu démythifies la valeur ajoutée de l’œuvre d’art ?
Oui, et le résultat est de faire retomber ce travail à une valeur d’information : je veux que mes sculptures reviennent à cette valeur médiocre. C’est très différent de l’utilisation de matériaux nobles, authentiques, comme le bronze, qui ont une valeur en eux-mêmes. Je veux que mes pièces n’aient aucune valeur matérielle, mais qu’on soit obligé de les envisager sérieusement, à la différence des journaux dont elles sont issues. Je veux que ça ne vaille rien, mais qu’on ne puisse s’en passer, ni en renier l’existence.
— Un autre aspect technique de tes sculptures est qu’elles sont polychromes. Dans ton travail, la peinture vient sur la sculpture pour la figer. Cela la ramène aussi à l’image.
Je peins d’après la photographie ; c’est très facile. J’utilise une gouache bon marché, la moins chère : ça va bien avec l’information, qui ne vaut rien. Je ne cherche pas à me rapprocher au plus près de la photo initiale, il y a toujours une distance entre l’original et sa reproduction. Le but est d’avoir un résultat ressemblant. Je n’ai pas l’intention de réaliser l’œuvre au mieux, mais je veux seulement la mettre au niveau de l’image.
— Tu pratiques le modelage, ce qui est très différent de l’attaque du matériau en taille directe, comme dans le travail de Stephan Balkenhol, par exemple.
Oui, le travail de Balkenhol s’inscrit clairement dans le domaine de la sculpture. Pour ma part, je ne pense pas développer un langage de sculpteur, ni que mon travail s’inscrive dans le développement d’une histoire de la sculpture.
— Tu te places délibérément dans le domaine de la reproduction. Lorsque tu emploies le moulage pour multiplier une même figure, tu prolonges la reproduction photographique. Mais s’y surajoute un propos sur le clonage, sur la duplication potentiellement infinie du même, comme avec la prostituée de Paysage International (1997), l’installation que tu as réalisée pour l’exposition « Cities on the Move », ou encore ce nouveau projet que tu prépares pour le stand d’Art & Public à Art Dealers, à Marseille.
Oui, cette nouvelle pièce, qui a pour titre de travail Il y a des jambes qui en disent long (1999), part d’une publicité pour un médicament, qui s’avère être à mes yeux un faux médicament puisqu’il prétend permettre d’obtenir de longues jambes. Le résultat est nul. C’est donc une publicité, proposant une transformation physique, qui a été énormément diffusée et qui repose manifestement sur un mensonge. Je vais faire une pièce surdimensionnée, pour effacer le discours publicitaire et montrer toute cette artificialité de la représentation du corps humain.
Il y avait dans Paysage International, en plus des prostituées qui devaient perturber tout l’espace d’exposition en étant placées devant les œuvres des autres artistes, un deuxième élément : un mirador d’où s’échappaient des sons très divers, des sons urbains, et aussi, à intermittence régulière, des sons très érotiques !
Hélas ! les sons ont été partiellement censurés, à chaque fois de façon différente, lors des différentes présentations de « Cities on the Move » : cette exposition itinérante, qui est un projet de curators, s’est peu à peu transformée en une exposition sur l’architecture et l’urbanisme asiatiques, ce qui n’est plus très intéressant pour moi. J’ai enregistré ces trente sons pendant un voyage en Chine. Ils représentent une semaine de ma vie, et comprennent le restaurant, la station de métro, la gare, l’aéroport, le karaoké, les prostituées… tous les moments de vie et de déplacements pendant une semaine. Je voulais trouver un langage très international, qui pourrait se mélanger avec les œuvres des autres artistes. Pour engager ce dialogue, il m’a semblé qu’une solution était d’utiliser cette image d’une prostituée.
— Tu as réalisé une autre pièce très érotique : c’est l’un des éléments des Trois Niches de Bouddha (1998), que tu as présentées pendant les Ateliers du Frac Pays de la Loire, au Grand Café, à Saint-Nazaire.
Oui, c’est une image que mon ami Fei Dawei m’a envoyée par e-mail. C’est une photographie diffusée sur Internet par une fille de Beijing, et qui représente son vagin en gros plan. Elle fait une sorte de sondage sur Internet. Bien sûr, cette image réfère à l’Origine du monde de Courbet. Je l’ai réalisée dans un format important, pour qu’elle prenne parfaitement sa place dans un endroit en forme de niche, dans l’espace d’exposition. La niche était autrefois un lieu de prière.
— Il y a un point que nous aimerions bien envisager avec toi : c’est cette idée d’un « exotisme radical », de ce rapport du milieu de l’art occidental à un art qui lui serait « étranger ».
Par la diffusion accélérée de l’information au niveau planétaire, dans ce milieu professionnel comme dans d’autres, l’art occidental a une vision de plus en plus large de la production artistique, et cherche de plus en plus des travaux qui viennent d’un « ailleurs » – du point de vue autocentré des occidentaux. Beaucoup d’artistes viennent travailler en Occident en exploitant les avantages de leur culture originelle. Selon moi, très peu de ceux-là produisent de bons travaux, et la plupart me paraissent inintéressants.
Pour moi, qu’est-ce que l’exotisme ? je vis ici en France, je suis en étranger, et tout ce qui m’entoure est exotique, y compris la culture, la société, la vie quotidienne. Dans ce sens, on peut dire que mon travail est exotique, car j’utilise la réalité d’ici, de l’endroit où je vis et dont je respire l’air Par ailleurs, mon sujet de travail est l’information, et à l’étape actuelle du développement des médias, je pense que les informations qu’ils produisent ne sont plus seulement exotiques pour moi, mais pour tous les occidentaux. Mon travail ressort aussi d’un double-exotisme : l’un est celui de l’environnement dans lequel je vis, l’autre est le contenu de mon travail. C’est ce qui fait la différence entre mon travail et celui d’autres artistes qui viennent eux aussi d’ailleurs. Chez moi, on ne peut pas trouver l’exotisme de ma culture. J’ai renversé cet exotisme. Et de plus, je force les gens d’ici à envisager leur propre réalité à travers mon regard. Nous vivons fondamentalement dans un réseau d’informations, et cette société de l’information est quelque chose de très nouveau ; elle s’est développé très rapidement, à tel point qu’elle donne une impression d’étrangeté même aux occidentaux, qui l’ont créée.
— Pour réaliser La Famille (1997), tu as hybridé les images. En quelque sorte, tu as transposé les principes de la chirurgie esthétique, en pratiquant une sorte de « chirurgie d’image » : tu prends deux images et tu les fonds en une seule lors du passage des coupures de presse – qui sont ton matériau de travail de base – aux sculptures. Il y a là une phase supplémentaire, dans le passage de l’image au volume, par rapport aux Reliques.
Oui, j’ai commencé à mettre en œuvre ce principe avec mon premier projet : Les Travaux du Corps (1997), qui est un ensemble incomplet : il devait y avoir trois pièces, mais seulement deux ont pu être réalisées, puis exposées séparément : l’homme -armure et l’homme du sein. L’homme-armure, pour lequel je suis parti d’une photographie prise dans les pages santé d’un magazine de mode et figurant un homme dont le visage est recouvert d’un masque de tranches de concombre, est une figure de la fusion entre l’humain et le végétal. L’homme du sein est une figure monumentale de Lolo Ferrari. Cette femme est l’œuvre de la chirurgie esthétique ; à mes yeux, c’est un être totalement artificiel, qui a perdu tout sens du naturel. Dans la réalité, elle a subi plus de cent opérations : je lui en fais subir une supplémentaire, pour souligner l’artificialité de son corps humain. Cette ultime opération esthétique est celle pratiquée quotidiennement par l’information : je l’ai figée, en supposant que c’est peut-être une figure emblématique de l’être humain du futur. Dans mon travail, C’est le début de l’influence de post Human ; c’est pour cette raison que je désigne les Travaux du Corps comme mon premier projet. J’ai alors commencé à chercher des moyens pratiques pour mettre en œuvre le postulat de Jeffrey Deitch. Après cette pièce, j’ai réalisé La Famille. Il s’agissait alors d’inventer des histoires pour les personnages des médias : pour chaque membre de la famille, j’invente une personnalité, des fantasmes, un désir de changer le cours de son existence. Bien sûr, dans le contexte actuel du surdéveloppement des sciences et des technologies, chacun peut avoir l’espoir de changer son corps, son identité. Je réalise cet espoir à la manière d’un chirurgien, en rassemblant les parties de corps de plusieurs personnages tirés des journaux pour composer un seul être. Chaque membre de La Famille est le résultat d’une composition. Je pense que mon utilisation des images produites par les médias est une conséquence de ma réflexion sur post Human. Après ces deux pièces, j’ai beaucoup réfléchi et j’ai compris que la façon la plus intéressante de faire avancer mon travail, en me donnant le plus de liberté, était de m’interroger sur la possibilité que j’avais de jouer le rôle d’un média.
— A partir de ton intérêt pour les médias, tu as alors perçu que tu pouvais déterminer une fonction inédite au sein de la sphère artistique, en te plaçant au bout de la chaîne du traitement de l’information. Cette idée d’agir, selon tes mots, comme « le journaliste après le journaliste » n’est-elle pas la conséquence de ce nouveau paradigme de la réalité, d’une « post-réalité », qui voudrait que s’il n’y ait pas d’images, il n’y ait pas de réalité. Pars-tu de ce réservoir d’images parce qu’elles prétendent constituer la réalité, s’y substituer ?
La réalité passe très vite. Si l’on dit que les informations délivrées par les médias sont périssables, la réalité est encore plus fugace. Pour moi, les médias sont la réalité. Même si c’est une fausse réalité, déformée, elle a son importance en tant que telle.
Cette vision de la réalité proposée par les médias est subjective, elle homogénéise, elle aplanit. Il n’y a plus de hiérarchie d’importance dans les « actualités », mais un principe d’indifférenciation : l’anecdote se retrouve accolées à l’événement historique, et tout s’annule. C’est ce que tu mets en évidence dans Marché aux Puces – vente d’informations d’occasions (1999).
Le modèle proposé par les médias, et notamment la télévision, est une société de consommation d’informations. Chaque individu ne donne pas la même importance aux différents événements qui composent l’actualité, du fait divers à l’Histoire. On ne peut plus les classer selon un ordre d’importance : elles ont une valeur égale. Avec Marché aux Puces, je remets en vente ces informations, en les mettant sur le même plan. En 1995, j’ai posé sur le papier le concept de cette pièce. J’ai alors commencé à récupérer beaucoup de photographies reproduites dans les journaux et les magazines. J’ai fait ensuite un choix précis, en présentant plusieurs types de figures récurrentes, comme des rubriques : la politique, le fait divers, l’érotisme, etc. Ensuite, le choix est plus concret. Par exemple, pour Arafat : cet homme politique est un symbole, son histoire traîne depuis des dizaines d’années et ne finira jamais ; il est devenu l’image-même de la catastrophe pour les hommes politique du monde entier. Cette photographie, où il s’assoupit pendant une réunion plénière de l’ONU, est très intentionnelle : il n’est pas le seul à être épuisé, mais il devient comme un pion dans un jeu d’échecs, il est fatigué de jouer et que les autres se jouent de lui avec « Stratégie en chambre » (1999), qui prend pour sujet la guerre du Kosovo, tu as vraiment mis en œuvre ton projet d’être un journaliste singulier, travaillant après les journalistes professionnels. Tu as dû réagir à l’actualité événementielle et historique dans une quasi immédiateté. D’ailleurs, la durée de réalisation de la pièce correspond à la durée de la guerre. Juste après la fin du conflit, tu montres cette pièce pour la première fois à la Foire de Bâle. Comment as-tu envisagé ton travail dans cette simultanéité avec les journalistes ? Il semble que c’est impossible, et vain sans doute, de vouloir lutter de vitesse avec la rapidité d’exécution des médias. Tu as plutôt opposé un décalage entre le temps du réel et celui de sa représentation, qui est peut-être l’apanage, la force ou la faiblesse, de l’activité artistique face à l’idéologie du temps réel, du direct, qui règne aujourd’hui dans les médias de masse et, par extension, dans la société.
Puisque les journalistes suivent l’événement, je n’ai pas besoin, moi, de le suivre d’aussi près. Au début de la guerre, j’ai entamé ce travail sans savoir quand elle finirait. Je lisais alors tous les journaux. J’ai demandé à plusieurs d’entre eux de me fournir de grandes quantités d’exemplaires de leurs quotidiens et magazines pour réaliser ma pièce. Le journal est une matière très importante en elle-même. Trop d’artistes s’en servent pour ne l’utiliser qu’en tant que matériau. Pour ma part, je tenais à avoir les journaux qui correspondaient à cette période, comprise entre le déclenchement de la guerre et le 25 mai, parce que leurs milliers de pages contiennent les informations sur le déroulement de la guerre. Par ailleurs, en utilisant ces journaux, je vais les amener à se donner des gifles à eux-mêmes. Je pense, en effet, que les journaux ne sont pas objectifs. Selon leur nationalité, ils insistent sur un aspect seulement du conflit : c’est très visible dans les différents journaux qui composent mon installation. Les journaux occidentaux ne parlent que des réfugiés kosovars, quand les journaux yougoslaves ne parlent que des scènes atroces des bombardements, que nous n’avons pas vues ici. Il n’y a pas de média juste, tous sont injustes, non-objectifs. Ils sont tous influencés par la politique.
— Quelle fonction ont les jouets dans ton installation ? Sont-ils des objets transitionnels, permettant d’obtenir une maîtrise sur le réel, d’opérer ce passage entre le monde fantasmatique et la réalité ?
Je leur donne pour fonction d’éveiller la réflexion. Le jouet a initialement pour fonction d’imiter la réalité ; il en est peut-être loin, mais il est conçu selon une idée de la vision de la réalité par les enfants. En partant de ces deux matières non-véridiques – journaux et jouets –, j’ai souhaité construire quelque chose qui soit plus proche de la réalité. C’est pourquoi je l’intitule Stratégie en chambre, ou encore « parler de la guerre sur le papier ». Au début, j’ai conçu l’installation comme un bac à sable, les journaux et les jouets donnant une image d’un modèle de stratégie guerrière, avec un trou au milieu de la masse de journaux, comme un impact de bombardement, et une nuée d’avions suspendus au-dessus.
C’est vrai que les journaux sont tout aussi artificiels que les jouets. Dans la mise en pièce de ce paysage artificiel, tu mets en évidence la virtualisation de la guerre autant que celle de l’information. On a la sensation que l’armée et les médias sont extrêmement proches dans leur façon d’opérer…
Les médias sont bien sûr plus passifs ; de plus, ils sont manipulés, tant par le politique que par la technique. Pour l’exposition « Dial M for… », au Kunstverein de Münich, j’ai présenté la pièce dans une seconde version. J’y ai réalisé des missiles avec du papier journal. Comme les militaires, les journalistes suivent l’événement de loin, avec une grande distance. Tandis que les missiles sont envoyés pour frapper un endroit très précis. Quant à eux, les journalistes se rendent dans les camps de réfugiés, interviewent les gens d’une manière très archaïque, dans un jeu complexe de manipulation politique, idéologique. Les médias donnent une vision de la vie qui se superpose à la vie réelle. Ils s’approprient la réalité et avec elle, ils construisent une image de la vie qui lui est parallèle. Nous vivons dans l’histoire créée par les médias, qui nous éloignent de la réalité. Avec Stratégie en chambre, il s’agit de parler du processus d’une actualité. En interrogeant ou en faisant la démonstration du jeu politique, humanitaire et social, en mélangeant vérité et mensonge, illusion et réalité, criminalité et innocence, évolution et dégénérescence, etc. D’une certaine manière, représenter ces armes très technologiques avec la matière des journaux, c’est utiliser les médias contre les médias.
Traduction: Yu Hong