Richard Serra
Richard Serra
Richard Serra, Extended Notes from Sight Road Point
Conférence donnée au musée des Beaux-Arts de Dijon, décembre 1984
Quand je commence la construction d’une pièce je n’ai jamais d’intention particulière, je ne travaille pas à partir d’a priori ni de propositions théoriques. Les structures que j’établis sont le résultat de l’expérimentation et de l’invention. Dans toute recherche, il y a toujours de l’imprévisible, à un degré ou à un autre, toujours une impression gênante, une surprise qui intervient quand le travail est terminé, après la conclusion. La partie de mon travail qui provoque cette surprise amène toujours de nouveaux travaux. On peut appeler cela une intuition fugitive, mais cette intuition se manifeste à cause d’un point resté obscur, provenant d’une résolution précise.
Je ne fais jamais de dessins préparatoires. Le dessin, c’est une activité séparée, une préoccupation qui se nourrit elle-même au fur et à mesure, avec ses problèmes inhérents et concomitants. Il est impossible de représenter un langage spatial, même par analogie. Au bout du compte, quand on dépeint ou qu’on illustre quelque chose, on trompe.
Quand je commence, je ne vise pas un but spécial, je ne veux pas réaliser quelque chose en particulier. Mon travail n’est pas restreint par une définition ou une formulation pré existante. Cela me limiterait, imposerait quelque chose au spectateur. Il est difficile de penser sans obsession, impossible de créer quelque chose si on n’a pas de base rigoureuse, irrécusable et, en fait, à un certain degré répétitive. Pour moi, le sens de l’œuvre, il faut le voir dans l’effort, pas dans ses intentions. L’effort, c’est à la fois un état d’esprit et une interaction avec le monde. Je pense que l’art est une activité qui se consume, qui brûle jusqu’au bout, c’est ce qui se passe à chaque fois, pour chaque pièce, jusqu’à ce qu’elle soit finie.
Pour la plus grande partie de mon œuvre, c’est l’emplacement qui détermine la façon dont je pense ce que je vais construire, que ce soit dans un site urbain ou dans un paysage, dans une pièce ou dans tout autre espace architectural fermé. Il y a des pièces qui sont entièrement réalisées sur place, de leur conception jusqu’au stade final ; il y a d’autres pièces qui sont faites à l’atelier.
Quand j’ai une idée bien précise de l’emplacement et du site tels qu’ils se présentent, je fais des essais en modèle réduit avec des plaques d’acier dans un grand bac à sable. Le fait que le sable joue comme un sol plat ou que je puisse y créer une élévation, au choix, tout cela me permet de déplacer les éléments constitutifs et de comprendre leurs possibilités, ainsi que leur valeur sculpturale. Ma méthode de construction repose sur la manipulation de ces éléments. C’est un processus continu de travail manuel, à la fois : dans l’atelier, à l’extérieur, sur place, avec des maquettes grandeur nature, des modèles réduits, etc. Cela me permet de percevoir des possibilités structurelles que je n’aurais pas pu imaginer car on retient les propriétés physiques dans une proportion limitée.
Comprendre les limitations pragmatiques imposées par les différents contextes, que ce soit : l’accessibilité, les conditions d’installation au sol, les qualités du sol et du sous-sol, la résistance potentielle au poids ; tout cela fait partie de mon travail et là je rencontre les mêmes problèmes qu’un ingénieur en bâtiment. Cela m’a toujours intéressé de tester les limites de ce qu’on appelle les règles structurelles, les lois de la construction. J’ai toujours essayé de pousser, jusque dans leurs retranchements, les possibilités et les pratiques de la construction jusqu’à la limite de l’absurde. Très tôt ma décision de construire des pièces en fonction d’un site, et de réaliser ces pièces en acier, m’a fait sortir de l’atelier traditionnel. L’atelier a été remplacé par la ville, par le monde industriel, les aciéries, les chantiers navals, les usines d’assemblage ; tout cela est devenu l’extension extérieure de mon atelier. Mon travail ne peut être réalisé qu’avec la collaboration d’urbanistes, d’ingénieurs, de transporteurs, d’ouvriers, de monteurs, de régleurs…
D’habitude j’analyse la capacité d’une usine, j’étudie son équipement, je regarde ce qu’elle produit, je considère les procédés les plus perfectionnés qu’elle utilise pour faire des turbines, des pistons, des cônes, des lingots etc. J’essaie souvent d’étendre le potentiel d’outillage d’une aciérie ou d’un chantier naval en rapport à mes besoins. Pouvoir rentrer dans une aciérie, un chantier naval, et étendre à la fois leur travail et mes besoins, c’est une façon de devenir producteur actif à l’intérieur d’une technologie donnée et, non plus seulement, être le manipulateur d’un produit industriel « tout fait », un consommateur.
L’histoire de la sculpture en acier soudé du XXe siècle, avec Gonzalez, Picasso, David Smith, a eu peu d’influence sur mon travail. La majorité de la sculpture traditionnelle, jusqu’au milieu du siècle, jouait sur les relations entre les parties et le tout ; l’acier était assemblé comme dans un collage, en tenant compte de la composition, pour former une image. Souder, c’était une façon de coller et de mettre en place des éléments qui, de part leur structure interne, ne se suffisaient pas à eux-mêmes. On a continué une pratique encore plus archaïque, celle qui consiste à former en sculptant ou en collant, à faire des bronzes creux.
Prendre de l’acier comme matériau : en termes de masse, de poids, d’équilibre compensé, de capacité de résistance au poids, de concentration du poids en un seul point ; cela a été divorcer complètement avec l’histoire de la sculpture, alors que cela a toujours déterminé l’histoire de la technologie et de la construction industrielle. Cela a permis les progrès les plus considérables dans la construction de tours, de ponts, de tunnels… Les modèles vers lesquels je me suis tourné ont été ceux qui ont exploré les possibilités de l’acier en tant que matériau de construction : Eiffel, Rœbling, Maillart, Mies Van Der Rohe. En choisissant l’acier, j’étais obligé de savoir qui avait utilisé ce matériau de la façon la plus significative, avec le plus d’invention et de la façon la plus économique.
Dans l’ensemble de mon travail, le processus de réalisation est révélé. Les décisions qui concernent les matériaux, la forme et le contexte sont évidentes. Le fait de révéler les procédés techniques de fabrication démystifie l’idéalisation que l’on opère sur la personne du sculpteur et sur son savoir-faire ; le travail ne s’inscrit pas dans l’univers fictif des « maîtres ». Je préfère que le travail soit exposé au vu et au su de tout le monde. Cette évidence dans la réalisation peut devenir une partie du contenu de l’œuvre ; non pas que ce soit le contenu mais c’est quelque chose de bien visible pour qui veut s’intéresser à cet aspect de mon travail.
Mon travail n’implique pas une quelconque auto-référence ésotérique ; sa construction vous engage vis-à-vis de sa structure et ne fait pas référence à la personnalité de l’artiste. Cependant, dès qu’on met une pièce dans un musée, le cartel révèle d’abord l’auteur. On demande au visiteur de reconnaître la main : de qui est ce travail ? L’institution muséale crée invariablement l’auto-référence, même là où elle n’est pas incluse. La question de savoir comment l’œuvre fonctionne n’est pas posée. On évacue toute forme de rupture que l’œuvre pourrait revendiquer. Le problème de l’auto-référence n’existe plus, une fois que la pièce est entrée dans le domaine public. Ce qui est important, c’est la façon dont la pièce modifie un site donné, et non pas la personne de l’auteur ; une fois que les pièces sont érigées dans l’espace public, elles deviennent la préoccupation des autres.
Par leur valeur explicite et implicite, elles en viennent à porter un jugement à cause de cela même qu’elles excluent, elles deviennent critiques de ce qu’elles négligent et émettent des jugements sur d’autres pièces et sur leur contexte. Il y a émergence de nouvelles relations entre les choses, à l’intérieur d’un certain contexte, et c’est cela qui donne naissance à de nouvelles significations, à de nouvelles observations, à de nouvelles manières de voir, bien plus que la réalité intrinsèque de la chose elle-même. Le contexte se trouve redéfini.
Ce qui est en jeu, dans le contexte d’un travail in situ, reste problématique ; la spécificité du site n’est pas une valeur en soi. Les travaux qui sont conçus dans le cadre d’institutions gouvernementales, corporatives, religieuses ou éducatives risquent bien d’être vus comme les symboles de ces institutions. Une des façons d’éviter cette pollution idéologique, est de choisir des sites abandonnés qui ne peuvent pas prêter à une erreur d’interprétation idéologique. Mais il faut bien admettre qu’il n’y a pas de site idéologiquement neutre, tout contexte a son cadre et ses implications idéologiques ; c’est une question de degré. Mais il y a des endroits où il est évident que l’œuvre d’art est subordonnée à quelque chose, ou doit s’en accommoder, s’adapter, se soumettre, servir à quelque chose, se prêter à un but. Je ne veux pas dire que l’art n’est pas idéologique ; il l’est toujours, qu’il porte ouvertement un message politique ou que ce soit de l’art pour l’art, que cela repose en fait sur une attitude d’indifférence. L’art, que ce soit explicitement ou implicitement, porte toujours un jugement de valeur sur le contexte sociologique dont il fait partie. L’art conforte les intérêts de classe ou les néglige, les prend en compte ou les rejette. Le monument pour la troisième internationale de Tatlin n’est pas plus idéologique qu’une peinture noire de Ad Reinhardt. L’expression idéologique ne se limite pas à l’affirmation d’un pouvoir ou à un préjugé politique.
On dit souvent que les pièces à grande échelle que j’ai réalisées dans des espaces publiques sont monumentales et oppressives. Cependant, si vous les regardez, est-ce que la question qui vous est posée est celle de savoir si c’est un monument ? Ces pièces, ni dans leur forme ni dans leur contenu, n’ont de relation avec l’histoire des monuments : elles ne sont pas là en souvenir d’une personne, d’un lieu ou d’un événement ; la seule relation qu’elles ont, c’est avec la sculpture. Cela ne m’intéresse pas du tout d’idéaliser des monuments immortels de l’histoire de l’art, privés de leur fonction et de leur signification historique, comme nous le resservent des architectes en quête d’une caution pour leur production artistique, par la glorification des réalisations historiques du passé. La « solution historique appropriée » n’est rien d’autre que de l’éclectisme kitch. Il en va de même pour la figure de bronze sur son socle et la colonne ionique. Le retour aux images historiques, aux icônes et aux symboles repose sur une notion illusoire : la nostalgie du bon vieux temps, quand tout allait mieux et que l’art voulait vraiment dire quelque chose. La nostalgie prend tout son sens aujourd’hui que le réel n’est rien d’autre qu’une représentation resucée du passé. Les styles, les sujets, les icônes historiques, l’authenticité sont mis sur le marché pêle-mêle, pour rien. Je pourrais ajouter que l’un des problèmes les plus éclatants du post-modernisme, c’est que l’imagination elle-même a été réduite à un produit : de l’histoire photocopiée. La plus grande rupture dans l’histoire de la sculpture du XXe siècle fut de supprimer le socle. Le concept historique qui plaçait la sculpture sur un socle visait à établir une séparation avec l’espace où se meut le spectateur.
La sculpture sur socle transmet invariablement un effet de pouvoir en soumettant le spectateur au thème idéalisé, véritable mémorial visant à immortaliser le thème à travers un monument commémoratif symbolique.
Dès que l’on oblige ou que l’on persuade l’art de servir des valeurs qui lui sont étrangères, il échappe à sa propre nécessité : enlever à l’art son caractère d’inutilité, c’est en faire autre chose que de l’art. Je m’intéresse à la sculpture non utilitaire, non fonctionnelle ; toute utilisation en est un mauvais usage. Actuellement on a tendance à déprécier l’art abstrait parce qu’il n’a pas d’utilité sociale, je n’ai jamais pensé et je ne pense toujours pas que l’art ait besoin de quelque justification qui lui soit extérieure. On ne peut être que suspicieux envers ces architectes et ces artistes « qui doivent être au service de quelqu’un » (d’après le credo de la théologie capitaliste dans l’évangile, selon Dylan). Je sais qu’il n’y a pas de public pour la sculpture, pas plus que pour la poésie ou pour le cinéma expérimental. Par contre il y a un large public pour les produits qui donnent aux gens ce qu’ils demandent et ce dont ils sont censés avoir besoin, tous ces produits qui n’essaient pas de leur donner plus que ce qu’ils comprennent ; le marketing repose sur cette idée. Warhol est un maître de l’art en tant qu’entreprise commerciale. Personne ne demande que la sculpture ou la poésie résistent à la manipulation extérieure ; au contraire, plus vous trahissez votre langage pour le livrer aux intérêts commerciaux, plus vous avez de chance que les gens au pouvoir récompensent vos efforts.
Je pense que la sculpture, si elle a un pouvoir, elle a celui de créer sa propre place dans son propre espace ; le pouvoir de travailler en contradiction avec les endroits et les espaces où elle est créée. Je m’intéresse au travail où l’artiste est un fabricant d’anti environnement, au travail qui prend sa propre place et se fait une situation, divise l’espace dans lequel il se situe ou l’affirme. Cela est impossible si la sculpture est réalisée dans l’atelier, puis si on l’en sort pour l’adapter aux dimensions de son nouveau site. Tout emplacement a ses limites et c’est en relation avec ces limites que l’échelle devient quelque chose d’important. La sculpture réalisée dans l’atelier est à la taille de l’atelier ; sortir l’œuvre de l’atelier et l’adapter à la dimension du site est différent sur le plan de la conception, de la réalisation in situ, où les rapports d’échelle sont déterminants par rapport à la nature et à la définition du contexte. On ne peut pas réaliser un travail dans un certain contexte et le placer comme ça, n’importe comment, dans un autre et s’attendre à ce que la relation d’échelle reste la même.
L’échelle dépend du contexte, les objets transportables que l’on déplace d’un endroit à un autre échouent souvent, dans leur propos, pour cette raison. Le travail de Henry Moore est le plus bel exemple de ce désir prétentieux de vouloir adapter l’œuvre. Un nain en plâtre au milieu de la pelouse a plus de signification par rapport au contexte.
Je pense que si un travail est conséquent en fonction de son contexte alors, il n’embellit pas, il ne décore pas, il ne montre pas une construction particulière ; il ne se surajoute pas non plus à une syntaxe pré-existante. Dans mon travail, j’analyse le site et je décide de le redéfinir en termes de sculpture et non pas selon sa configuration existante. Je n’ai pas besoin de renforcer les langages qui existent déjà dans ce contexte, j’ai toujours pensé que cette méthode conduit à une forme de placage. L’affirmation ne m’intéresse pas plus.
Marcher et regarder, observer simplement : voilà mon principal mode de fonctionnement formel. Plus tard l’observation se transforme en mémoire. Les relations entre l’observation, l’analyse et la mémoire, deviennent pour ainsi dire les outils de mon travail.
Quand je conçois une structure pour un espace public, un espace que les gens traversent à pied, je prends en considération la circulation mais je ne m’occupe pas forcément de la communauté locale, je ne vais pas me sentir concerné par ce qu’ils considèrent comme des solutions adéquates et appropriées. Le fait de ne pas prendre en compte les besoins des gens dans une sculpture sans utilité, rend difficile le fait de dépenser l’argent du contribuable pour la construction d’une pièce. Les politiciens qui jouent avec les besoins des gens et qui sont également responsables du financement de ces pièces, se rendent compte qu’ils pourraient se retrouver pris au piège dans ce qu’ils considèrent être une contradiction. Les politiciens ont tendance à « suivre le mouvement » ; Reagan, par exemple, a trouvé un moyen fort commode de se tirer de ce dilemme en supprimant le Fonds National de la Commande Publique, réaffirmant par là que l’art n’est qu’un produit comme un autre sur le marché. Le secteur privé, les collectionneurs et les marchands, prennent les choses en main. Le goût et le profit deviennent les principaux critères de sélection de ce qui est montré dans les musées américains, qui sont financés avec tant de générosité par les mêmes personnes. Les projets à grande échelle, réalisés en fonction du site et excluant donc la revente, ne sont pas considérés comme un investissement intéressant.
Un des problèmes fondamentaux que pose tout contexte (paysage, ville ou architecture) est celui du contenu. Afin d’être efficace, mon travail doit se dégager lui-même du contenu pré-existant du site. Il existe une méthode permettant de changer le contenu en ajoutant au contexte existant, c’est celle qui consiste à analyser les composants spécifiques de l’environnement, ses limites, ses bords, ses bâtiments, ses chemins, ses rues, la configuration entière du site. Le site se trouve ainsi redéfini et non pas représenté.
Lorsque la sculpture pénètre dans le royaume de la non-institution, lorsqu’elle abandonne la galerie, le musée, afin d’occuper le même espace et le même lieu que l’architecture, lorsqu’elle redéfinit l’espace et le lieu en fonction des nécessités de la sculpture, les architectes se fâchent. Ce n’est pas seulement que leur conception de l’espace s’en trouve changée, mais c’est surtout qu’elle fait l’objet d’une critique ; et la critique ne peut véritablement avoir d’effet que lorsque l’échelle, les matériaux, les méthodes et les moyens de l’architecture sont mis en œuvre. Voilà ce qui provoque des comparaisons. Tout langage a une structure impossible à critiquer si l’on se sert des termes de ce même langage. Il faut disposer d’un autre langage parlant de la structure du premier, possédant une nouvelle structure, afin de pouvoir le critiquer.