Juergen Teller
Touch Me
Juergen Teller (1964, Erlangen, Allemagne. Vit à Londres.)
Le titre choisi par Juergen Teller pour son exposition au Consortium, « Touch Me » peut s’entendre de diverses manières : il renvoie au désir somme toute assez naturel exprimé par l’artiste que son œuvre vous «touche», et se pare aussi des connotations sexuelles que ne manque pas de brasser son travail photographique. Avec un peu plus d’ironie, on peut y voir la proposition du photographe «star» de s’offrir au contact (puisque de sujet à cette injonction il n’y a pas), comme pour vérifier qu’il est bien humain.
C’est en effet une exposition singulière. Juergen Teller n’y a pas été convié pour l’extraordinaire renommée de son travail dans l’industrie du luxe (peu d’images de cette nature y seront présentées) mais pour la dimension esthétique particulière de son travail photographique en général. Certes, ce travail photographique (comme avant lui celui de Guy Bourdin, Helmut Newton, David Hamilton) a trouvé dans l’industrie du luxe une plateforme de diffusion. Mais comme pour ces photographes, il est loin d’y être cantonné. Ce qui frappe dans la production photographique de Juergen Teller est précisément cette capacité à exprimer son époque en inventant le langage plastique qui lui correspond le mieux (comme avant lui David Hamilton dans les années 70, Nan Goldin dans les années 80).
Assurément nouveau, ce langage prend appui sur son histoire personnelle : de nombreuses photographies l’évoquent de manière plus ou moins évidente. Cette évocation se loge parfois dans un détail (une petite pièce de bois pareille à celles que fabriquait son père, luthier) ou constitue le sujet même de l’image, telle celle de sa mère balayant la tombe de son père.
Il fait, en outre, la part belle à la sexualité, à la chair et à ses plaisirs, à la nudité et à sa simplicité : autant de dimensions si curieusement absentes de la production artistique contemporaine. Ce langage particulier sait aussi convoquer souvent le surréalisme, dans des situations complexes et des rencontres inattendues : un poulpe abandonné sur les draps d’un lit, les stalactites d’une grotte, De ce surréalisme manifeste, il ne s’éloigne finalement que pour lui préférer l’incongruité du corps humain – comme le peintre Lucian Freud qui déclara : « Je crois que la rencontre évoquée par Lautréamont du parapluie et de la machine à coudre sur une table d’opération avait une sophistication inutile. Qu’y-a-t’il de plus surréaliste qu’un nez entre deux yeux?» La fascination de Teller pour les personnes (plus que les personnages) l’a conduit a faire le portrait de nombreux artistes de notre époque dont plusieurs sont présentés dans l’exposition au Consortium: Richard Hamilton, Roni Horn, David Hockney…
Harald Szeeman expliquait que son rôle de commissaire d’exposition, dans les années 70, était avant tout de « rendre les choses possibles », c’est-à-dire de permettre aux artistes de mettre en œuvre des projets qui, sans lui et sa prise en main de l’occasion, n’auraient pu se réaliser. A Juergen Teller, c’est la notoriété qui rend les choses possibles, et cet engouement spectaculaire qui fait de lui le photographe le plus convoité aujourd’hui par l’industrie de la mode : campagnes publicitaires, photographies pour les magazines, etc. Dans les images qui résultent de ces possibilités extravagantes qui lui sont offertes par l’époque, et qu’il exploite effectivement (disposant de la salle de La Joconde au Louvre pour y photographier Charlotte Rampling, disposant du divan de Freud pour y photographier une femme nue, disposant de la résidence princière des von Thurn und Taxis pour y photographier à loisir les extravagances de sa propriétaire), Teller ne fait rien de plus et rien de moins que lorsqu’il photographie son fils, un chaton, ou la voiture achetée pour remplacer la précé- dente : le portrait de l’aujourd’hui.
Pour cette raison en particulier, l’exposition Touch Me, au Consortium, regroupe une cinquantaine d’œuvres nées d’occasions et de provenances diverses (dont certaines, inédites, ont été réalisées spécialement), et prélève volontiers une seule image dans un corpus conçu pour être plus vaste, déconstruit les séries photographiques pour composer, in fine, une exposition de « l’œuvre » de Juergen Teller plus que de ses « travaux ». Et caresse l’ambition de ne pas exposer un photographe de mode, mais un photographe qui, peut-être mieux que les autres, sait envisager son époque – la nôtre – et en livrer une traduction esthétique originale.
—Eric Troncy.