Don Brown
Yoko
Don Brown s’est tout d’abord choisi lui-même comme le modèle de ses sculptures. Invariablement intitulées Don elles firent l’objet de sa première exposition personnelle chez Sadie Coles en 1997 et déjà étaient de moitié plus petites que nature. Don s’y représentait dans sa banalité parfaitement non héroïque d’un homme du XXe siècle, loin des modèles triomphants de la statuaire qu’on a parfois convoqués à son sujet. Puis il a entrepris, il y a presque dix ans, de ne plus représenter que son épouse. Comme les sculptures dont il était le sujet, celles consacrées à Yoko sont plus petites que le sujet lui-même, de moitié ou de trois quarts. L’effet est immédiat : on a envie de protéger ces figurines que l’on toise, et qui semblent comme pétrifiées dans la blancheur Immaculée qu’elles arborent généralement — celle d’une fine résine acrylique, qui restitue à la perfection la précision maniaque avec laquelle elles sont sculptées. Car comme le laisse percevoir leur petite taille, elles ne peuvent avoir été moulées sur l’original, et ne peuvent donc être que le fruit d’un patient travail : en cela encore résident leurs singularités dans le paysage manufacturé de l’art de notre époque.
Comme les statues égyptiennes dont la longueur d’une robe, la forme d’une coiffure ou la manière de représenter les yeux permettent la datation, ce ne sont que quelques accessoires qui inscrivent Yoko dans une éventuelle temporalité : la forme d’un bikini, une paire de platform-shoes, une coiffure, une robe. Yoko IX (2004), hiératique, frontale, dans une longue robe qui lui colle au corps, un bras plié vers le haut, ressemble d’ailleurs à une image générique de ces statues égyptiennes tandis que, juchée sur des talons aiguille, les bras le long du corps et la cassure de la taille marquée par un léger déhanchement, Yoko (2002) évoque les Large Nadesde Helmut Newton. Réduit à un seul personnage, à une seule couleur et à peu d’accessoires, chaque décision, chaque variation de la pose, chaque détail prend une signification dramatique : Yoko évolue devant nous dans un ralenti absolu. Et c’est aussi dans une certaine manière que Don Brown semble vouloir les produire : quelques sculptures chaque année, tout au plus, dans un laborieux processus d’enregistrement du temps qui passe.
Pour autant qu’elles représentent la figure humaine, les sculptures de Don Brown sont cependant sans équivalent dans l’histoire de l’art contemporain. Blanches, celles de Georges Segal étalent à échelle humaine et réalisées dans un plâtre rudimentaire très éloigné de la qualité de détails que restituent celles de Brown. Minutieuses elles, celles de Duane Hanson étalent aussi à l’échelle naturelle et renvoyaient dans leurs accoutrements une vision bariolée de l’univers Pop qui les avait vues naître, au tournant des années 1970. Affranchies du vêtement, et présentant des corps à l’échelle humaine dans une parfaite nudité, les sculptures hyper réalistes de l’Américain John de Andrea, elles aussi au tournant des années 1960, fascinaient avant tout pour leur pouvoir d’imitation des qualités plastiques de la peau. Figées dans la légèreté fragile et immaculée de leur production en résine blanche, celles de Don Brown n’ont que l’extravagance de leur précision et de leur taille réduite pour affronter le regard. Les codes de la sculpture classique, distribués avec une parcimonie judicieuse, rappellent combien il est ici question d’un exercice : un socle sur lequel se tient le modèle, dans Yoko X (Sitting), 2004 : de petits piédestaux sur lesquels, parfois, Yoko est surélevée par des talons compensés, redoublant le procédé de mise à distance avec le sol. La contradiction leur est apportée avec le naturel étonnant qui semble habiter le modèle, une femme contemporaine aux attitudes sans exagération, les mains sur les hanches, assise, droite, dans une forme de simplicité et d’évidence que ne connaît plus la photographie de mode – et de fait, la dimension photographique de ces sculptures frappe immédiatement.
D’aucuns auront voulu voir dans l’œuvre de Don Brown un hommage vibrant à sa femme, une forme exubérante de déclaration d’amour permanente, et pour tout dire aussi un peu niaise. Elles m’apparaissent avoir une tout autre dimension, plus imprégnée de violence et d’inquiétude. La banalité, en effet, du modèle (comment le qualifier autrement qu’en évoquant à son sujet « une femme du XXle siècle ? »), le soin apporté à ce que rien ne vienne perturber cette vision générique, la tranquillité déconcertante de ses expressions et de ses poses, ressemblent à la menace permanente d’une banquise contre laquelle venir s’échouer — et sombrer. La présence de ces sculptures dans la population cosmopolite des œuvres d’art contemporain (à laquelle elles ne prétendent en rien ne pas appartenir, mais simplement mettent en œuvre ce qu’il faut pour s’en différencier) inquiète le regard habitué aux vaches découpées de Damien Hirst, aux machines à excréments de Wim Delvoye ou au Pape écrasé de Maurizio Cattelan. Mais ce recours à la simplicité, à la nudité, n’a rien à voir avec le cynisme dont fit preuve Robert Altman en faisant défiler des mannequins nus dans un semblant de présentation de haute couture. Il parait évident, au contraire, que le sublime est le but que Don Brown cherche à atteindre, et qu’il n’entend user d’aucun subterfuge pour y parvenir. Notre inquiétude face à ses sculptures signale peut-être qu’il n’est pas loin d’avoir atteint son but.
—Eric Troncy